third
Mai 2020

Numéro quatre

Retrouvez le numéro quatre de Third : Repenser l’éducation avec le numérique

Third | Mai 2020

Former à l’esprit critique à l’ère numérique : un enjeu citoyen et démocratique

Sylvie Pierre, Maîtresse de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Lorraine/Centre de recherche sur les médiations.

 

Avec l’essor de l’internet et des réseaux sociaux, nous assistons à une transformation des comportements et des pratiques sociales. Le monde éducatif n’est pas épargné par ces bouleversements qui représentent des défis majeurs suscitant une mobilisation pour former les citoyens de demain au numérique.

Si les effets du numérique sur l’enfant et son impact dans les apprentissages sont l’objet de controverses, le numérique éducatif s’est installé durablement dans le paysage scolaire. La formation à l’esprit critique constitue dans ce contexte un enjeu citoyen et démocratique crucial.

 

Une question socialement vive

 
L’éducation au numérique est une question sujette à de fortes controverses. Pour beaucoup de ses détracteurs, le numérique constituerait un risque supplémentaire d’accentuation des inégalités sociales car les pratiques numériques, telles qu’elles se développent aujourd’hui chez les jeunes, ne sont pas tournées vers les apprentissages mais principalement vers des pratiques de consommation ou de loisirs. Ainsi, ils se refusent à les voir pénétrer dans les classes et dénoncent un certain nombre de risques comme la surcharge cognitive, la dispersion attentionnelle, ou le renforcement des stéréotypes (par exemple : les préjugés sexistes dans les applications d’intelligence artificielle)1. Ces risques sont d’autant plus forts lorsque les enfants n’ont pas la chance d’être accompagnés par leurs proches et qu’ils n’ont pas les repères culturels ni le recul critique nécessaires, ce qui, d’après les études, concerne avant tout les catégories les moins favorisées de notre société.

Inversement pour les partisans de l’intégration du numérique à l’école, ce dernier argument est une raison majeure pour que le système éducatif prenne en charge la formation des esprits, en faisant évoluer de l’intérieur ses programmes, ses méthodes, ses contenus et ses objectifs, en termes de compétences à faire acquérir aux élèves notamment. Et il y a de fait un vrai danger, si ces repères et ces compétences ne sont pas enseignés à l’école, que la promesse du numérique soit un leurre et creuse toujours plus la fracture sociale mise en évidence par les enquêtes internationales et nationales. Pour C. Becchetti-Bizot, une grande partie des jeunes serait ainsi la proie de manipulations commerciales ou idéologiques de toutes sortes, et ne pourrait en aucun cas bénéficier du potentiel d’émancipation et d’accès à la culture que peut permettre le numérique2. Elle définit dès lors les enjeux auxquels doit faire face l’école aujourd’hui : « Accompagner ces changements plutôt que de les subir, développer de nouvelles stratégies pour instruire, éduquer et préparer tous les élèves à devenir des citoyens libres de la société numérique, poursuivre leur formation et progresser tout au long de leur vie dans un monde incertain, complexe et hyper-connecté, représentent des défis majeurs pour l’école du XXIe siècle »3.

Le numérique n’est certainement pas un instrument spontané d’émancipation et de progrès pour les individus. Il est donc nécessaire que les apprentissages de base, dont celui de la réflexivité soient acquis à l’école, de même que la culture, les codes et l’environnement social qui permettent de les développer. La formation au numérique est un enjeu d’éducation et de formation à une citoyenneté numérique éclairée. Les démarches et comportements liés au numérique demandent ainsi à être explicités et accompagnés par des professionnels capables d’instaurer un climat de confiance et de responsabilité. C’est tout l’enjeu de la formation des enseignants à tous les niveaux.

En France ou ailleurs, les acteurs du monde éducatif se sont massivement saisis de ces questions aidées des nombreux travaux scientifiques4. Pour autant, la réponse éducative à la révolution numérique est encore aujourd’hui loin d’être univoque même si les politiques sont volontaristes5. Ainsi, depuis 2019, un référentiel de compétences numériques – principalement axé sur des savoirs et savoir-faires tels que mener une recherche, partager et publier des données, programmer – constitue un élément essentiel du parcours scolaire, de l’insertion professionnelle et de la vie citoyenne6.
 

Former à l’esprit critique : un enjeu démocratique et citoyen

 
Une chose est certaine : nous sommes interpellés par l’ampleur et la vitesse d’un changement, de sorte que la seule approche par les « compétences » est nécessaire mais ne suffit probablement pas, tant les enjeux sont cruciaux. Si le numérique fait désormais partie de notre quotidien, l’augmentation de nos capacités cognitives par la connexion avec des machines, elles-mêmes de plus en plus intelligentes, ne risque-t-elle pas de modifier irrémédiablement l’être humain, de gommer sa diversité et de ruiner sans appel sa liberté ? En d’autres termes, la perfectibilité qui définit l’humain ne serait-elle pas ambivalente, comme l’a écrit JeanJacques Rousseau, en lui donnant un pouvoir à deux facettes : celui de s’améliorer et celui de se dégrader ?

Les firmes sponsorisées par Google, à la pointe du progrès, ont racheté la quasi-totalité des entreprises de robotique. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont investi massivement dans l’intelligence artificielle. D’énormes enjeux économiques se situent en arrière-plan. Après l’espoir suscité par les possibilités offertes par le web (cf. la déclaration d’indépendance du cyberespace de John Perry Barlow en 1996)7, ses contenus sont de plus en plus privatisés, régis par des logiques marketing, des normes discutables, des lois qui portent atteinte aux libertés. Ce monde hyperterritorialisé est sous le contrôle de quelques multinationales difficilement contrôlables. Les réseaux sociaux peuvent ainsi constituer des lieux d’expression antidémocratiques visant à attaquer la liberté d’expression, la dignité humaine et plus grave, la démocratie et les valeurs républicaines.

Tout ceci crée un modèle de civilisation fondé sur une organisation algorithmique de la société, ce qui aboutit à dessaisir les individus de leur pouvoir de décision. Les transhumanistes défendent même l’idée selon laquelle l’intelligence humaine jointe aux réseaux informatiques pourrait déboucher sur une intelligence plus puissante que celle de ces réseaux ou de l’homme lui-même, « concept plus religieux que scientifique, pour tenter d’aller au-delà de la mort », comme l’a fait remarquer le président du comité d’éthique du CNRS, Jean-Gabriel Ganascia8.

Le progrès n’est donc pas que technique. Il passe par un projet culturel et éducatif, par un travail de l’individu sur lui-même dans le but de s’améliorer. En comparaison, l’Homme que nous propose le courant idéologique qu’est le transhumanisme est désincarné, réduit à la technologie. Il n’est plus question d’épanouissement personnel, mais d’amplification des fonctions physiologiques et intellectuelles, voire de leur multiplication. La société en tant que telle est totalement oubliée. Cette orientation est conforme à l’organisation néolibérale de la société, réduite à la somme des individus. Elle va exalter la responsabilité personnelle et cultiver la libre entreprise pour son propre compte.

Dans un cybermonde où les valeurs individuelles mépriseraient le collectif, sauf pour en tirer puissance, ce que nous nommons morale, pourrait ne plus avoir de signification. Face à cette évolution que certains nous disent inéluctable, il est nécessaire d’interroger sur ce que le numérique risque de causer à notre civilisation. Ce qui ne signifie pas refuser le progrès mais l’évolution impose de le gérer en fonction des valeurs humanistes et d’une ambition morale qui fait la grandeur de l’humanité. Dans ce contexte, former à l’esprit critique constitue un enjeu crucial pour les citoyens de demain.
 

L’esprit critique : vers une construction progressive d’un esprit éclairé

 
La question de la formation à l’esprit critique chez les jeunes n’est pas nouvelle dans le système d’enseignement français car depuis Condorcet, l’école a toujours cherché à accroître la part du rationnel et du raisonnable dans la société.

Si le contexte et la nature des risques ont changé, l’école conserve la même ambition : former les élèves à penser librement et permettre la construction progressive d’esprits éclairés, autonomes et critiques capables à résister à toutes formes d’emprises.

Certes, le numérique offre des opportunités d’apprendre de manière autonome, d’être créatifs, de coopérer et d’interagir. Mais pour que tous les individus puissent en bénéficier, quelles que soient leurs origines sociales et culturelles, il faut les accompagner, dès le plus jeune âge, et tout au long de leur parcours, dans la découverte et l’appropriation de ces nouveaux environnements et les amener à en comprendre les enjeux. Dès l’école primaire, ils doivent être mis en situation d’apprendre, de créer et de comprendre le monde avec ces instruments, d’en saisir les mécanismes et les logiques sous-jacents. Pour de nombreux experts du numérique, et notamment ceux du CNNum9, « l’enjeu n’est pas tant de prouver qu’avec le numérique les élèves vont mieux ou moins bien réussir mais de s’interroger plutôt sur la place que le numérique peut ou doit avoir au sein d’une école du XXIème siècle dont l’ambition est de construire une société plus juste, plus émancipatrice, en un mot plus républicaine ». Il s’agit donc bien d’un enjeu d’éducation : dégager les lignes de force « d’une école juste, solidaire et créative, répondant aux caractéristiques du monde numérique, un monde numérique qui n’est pas une option, qui est le monde actuel ». Cette conception était déjà celle de John Dewey, pour qui la capacité à s’adapter et à prendre sa place dans un monde en constante transformation constituait un objectif majeur de l’éducation : « faute de quoi, [les élèves] seront écrasés par les transformations dans lesquelles ils seraient pris sans en apercevoir ni la portée ni les relations »10.

L’esprit critique est « à la fois un état d’esprit et un ensemble de pratiques qui se nourrissent mutuellement »11. En effet, l’esprit critique n’est jamais un acquis en particulier dans l’univers numérique. Il est une exigence, toujours à actualiser. Il naît et se renforce par des pratiques, dans un progrès continuel : on ne peut jamais prétendre le posséder parfaitement et en tous domaines, mais on doit toujours chercher à l’accroître.

L’esprit critique s’applique au numérique par définition diffus, morcelé et complexe voire irrationnel. Les fake news en sont un exemple12. Il s’agit de savoir identifier et comprendre la signification des informations mensongères fabriquées par des individus, des mouvements ou des puissances étrangères que les réseaux sociaux permettent de diffuser à grande échelle, sans participer volontairement ou à son insu à leur diffusion. Il s’agit de développer des compétences de recherche, de sélection et d’interprétation de l’information, ainsi que de l’évaluation des sources et des contenus, de sorte à distinguer les interprétations validées par l’expérience, les hypothèses, les opinions face aux croyances. Mais, la formation doit aussi permettre une compréhension des logiques des réseaux et des phénomènes informationnels dans toutes leurs dimensions : économique, sociétale, technique, éthique. Cette formation à l’esprit critique s’inscrit ainsi dans une dynamique, un processus de transformation de l’individu sur le temps. Ce processus vivant s’achève une fois que l’ensemble des connaissances, compétences et attitudes ainsi que l’accès, l’évaluation, l’utilisation, la production et la communication de contenus numériques ont été assimilés. Mais s’achève-t-il réellement à l’âge adulte tant le numérique nécessite en permanence lucidité et vigilance ?

Les méthodes pour éduquer à l’esprit critique sont actives (débats, projets…) puisque ce sont les pratiques qui nourrissent les attitudes. Les enseignant.e.s doivent avant tout prendre en compte les représentations des élèves et partir de leurs pratiques réelles, en prenant le temps de dialoguer avec eux pour cerner la réalité de leur culture numérique. Le questionnement des imaginaires et des émotions fait partie des démarches à mettre en œuvre car les manipulations, par exemple, naissent de représentations collectives qui préexistent à leur naissance.
 

Conclusion

 
Il convient d’envisager le concept d’éducation par et au numérique comme un concept large et ambitieux qui porte en lui une dimension civique propre. Cette éducation se donne comme objectif « de permettre aux élèves d’exercer leur citoyenneté dans une société de l’information et de la communication, former des cybercitoyens actifs, éclairés et responsables de demain »13. Cet enjeu est essentiel pour que chaque individu puisse trouver sa place dans le monde actuel, mais il concerne également notre devenir collectif.

L’œil de la revue Third

 
La thématique de l’esprit critique face à la masse d’informations dans laquelle le numérique nous plonge nous paraît essentielle : l’article de Sylvie Pierre nous permet de saisir toute l’importance qu’il y’a d’entretenir des méthodes éducatives qui nous permettent de prendre du recul face à l’information qui nous est proposée.

www.third.digital
 



1 | Rapport Unesco, Améliorer l’égalité des genres dans le numérique et éliminer les stéréotypes dans l’intelligence artificielle, 17 mai 2019 : https://en.unesco.org/EQUALS. (Retour au texte 1)
2 | Becchetti-Bizot C. 2017, « Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique. Vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner », Rapport n° 2017-056, p.6 : https://education.gouv.fr. (Retour au texte 2)
3 | Op. cit., p.1. (Retour au texte 3)
4 | De nombreuses études et observations sont menées dans plusieurs disciplines comme les neurosciences, la psychologie et les sciences cognitives, les sciences de l’éducation mais aussi les sciences de l’information, l’informatique et ses applications (earning analytics, e-learning ou machine learning notamment). (Retour au texte 4)
5 | Voir la Loi n°2013 595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République et le décret n°2019-919 du 30 août 2019 relatif au développement des compétences numériques. (Retour au texte 5)
6 | Le cadre de références des compétences numériques CRCN)(https://cache.media.eduscol.education.fr/file/CRCNum/57/0/Document_accompagnement_CRCN_1205570.pdf) est inspiré du cadre européen. (Retour au texte 6)
7 |(https://cache.media.eduscol.education.fr/file/CRCNum/05/1/webdigcomp2.1pdf_(online)_1154051.pdf). https://www.eff.org/cyberspace-independence. (Retour au texte 7)
8 | Ganascia, J-G. 2017. Le Mythe de la singularité, Paris : Seuil. Coll. Sciences ouvertes. (Retour au texte 8)
9 | Le Conseil national du numérique a publié en octobre 2014 un rapport intitulé Jules Ferry3.0, bâtir une école créative et justice dans un monde numérique, lequel contient 40 recommandations qui mettent en questions le modèle actuel d’organisation de l’école : http://cnnumerique.fr/education-2/. (Retour au texte 9)
10 | Dewey, J (2011), Démocratie et éducation, Paris : Armand Colin. (Retour au texte 10)
11 | https://eduscol.education.fr/cid107295/former-l-esprit-critique-des-eleves.html. (Retour au texte 11)
12 | « Fake news et post-vérité : 20 textes pour comprendre et combattre la menace » : https://theconversation.com/fake-news-et-post-verite-20-textes-pour-comprendre-et-combattre-la-menace-97807. (Retour au texte 12)
13 | Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013, op. cit. (Retour au texte 13)

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