Best of - Numéro dix
Retrouvez le numéro dix de
Third : Un monde nouveau
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Third : Un monde nouveau
Damien MacDonald (DMD) : 5 ans, déjà ! Malheureusement, mon regard sur la smart city reste empreint de prudence et d’un grand scepticisme. Si je devais signer à nouveau ce que j’avais écrit à l’époque, je le ferais sans hésitation. L’évolution récente de la technologie, notamment pendant la pandémie de Covid-19, n’a fait que renforcer mes préoccupations et inquiétudes.
J’ai un souvenir très vivace des robots-chiens, équipés de mégaphones, patrouillant les rues d’une ville en Corée du Sud pour ordonner aux gens de rentrer chez eux en raison de la pandémie. Cet usage m’a marqué car il illustre bien comment, dès que l’humanité invente une nouvelle technologie, elle est souvent utilisée d’abord à des fins de contrôle ou de répression plutôt qu’à des fins bénéfiques. Notre imaginaire collectif semble privilégier la fabrication d’armes et d’outils de domination avant de penser à des applications plus humanistes et bienveillantes.
On pourrait m’accuser de technophobie, mais je fais partie des gens qui croient fermement que le progrès technique finira par être utilisé à bon escient. Cependant, historiquement, il faut bien reconnaître que l’humanité tend à utiliser ses nouvelles découvertes pour des usages immédiats et souvent destructeurs avant d’en tirer parti pour améliorer son quotidien. Nous inventons et nous brûlons avant d’apprendre à cuisiner.
Le parallèle avec le Golem reste pertinent. Dans le mythe, le Golem est créé par une communauté marginalisée dans le ghetto. De manière similaire, la Silicon Valley se positionne comme une entité à part, presque marginale par rapport au reste des États-Unis (voire du monde). Elle crée des technologies puissantes et omniprésentes, mais dont l’usage tend souvent vers le contrôle, plutôt que vers une réelle libération des potentialités humaines.
Norbert Wiener, pionnier de la cybernétique, soulignait que cette discipline est, étymologiquement, la science de la communication et du contrôle. Si nous avons besoin de plus de communication, il est crucial que celle-ci ne vienne pas systématiquement avec une augmentation du contrôle. En somme, la smart city, telle qu’elle se développe actuellement, me semble trop souvent mettre l’accent sur l’efficacité et la sécurité au détriment de l’humanité.
DMD : Ma réponse va paraître un peu à double tranchant. En un certain sens oui, il est indéniable que les organes de normativité et de contrôle ont gagné une très grande bataille. Nous sommes tous un peu plus surveillés, un peu plus conformes aux standards imposés par ces technologies.
Cependant, je crois encore très fort au fait qu’il y ait une réponse à l’intelligence artificielle : c’est l’intelligence collective. J’ai la conviction que l’intelligence collective renaîtra, comme elle l’a toujours fait, à travers des gestes simples du quotidien, des métiers manuels et des échanges humains. Cette forme d’intelligence, enracinée dans notre capacité à collaborer et à partager, surpassera l’intelligence artificielle.
L’intelligence collective pourra se manifester et trouver des moyens de détourner la suprématie technologique grâce à des éléments que notre société juge souvent banals. En ce moment je repense souvent à la victoire des Vietnamiens contre les colons français à Diên Biên Phù. Les Français disposaient de la supériorité numérique et technologique, mais les Vietnamiens les ont défaits grâce à leur connaissance du terrain et l’utilisation de vélos pour transporter des provisions. Ce mode de transport, méprisé par les Français, s’est révélé crucial car il était particulièrement adapté au terrain et aux besoins de la situation.
De même, je pense que la sur-technologie de la smart city sera contredite par des solutions très simples : des gens qui se déplacent à pied et qui connaissent leur quartier. Le pouvoir des rencontres en face à face et des interactions humaines qui échappent à la technologie. Ces aspects de notre vie, si simples mais si puissants, sont la clé pour équilibrer l’omniprésence de l’intelligence artificielle.
DMD : Oui et non. Il est vrai que notre temps d’attention a considérablement diminué et que l’espace pour l’imagination autonome a été réduit. En ce sens, je partage totalement ce sentiment. La constante sollicitation par des notifications et des flux d’informations continus nous pousse à adopter des comportements de consommation passive, réduisant ainsi notre capacité à rêver librement.
Néanmoins, le numérique a aussi, à un moment donné, apporté un souffle nouveau à l’imaginaire. Les flux de nouvelles sur des plateformes comme Tumblr et Facebook ont permis une collision inattendue d’informations. Par exemple, on pouvait voir successivement une image de vacances, une photo de guerre, puis une représentation mathématique. Cette juxtaposition inattendue d’images et d’idées, influencée par les abonnements et les algorithmes, a nourri l’imaginaire de manière surprenante. Elle a créé ce que les surréalistes appelaient des « trouvailles », en rapprochant des éléments sans lien apparent. Cela a largement contribué à l’essor de la créativité, tant dans la production d’images que dans la musique.
C’est pourquoi je crois qu’au début le numérique a nourri l’imaginaire collectif, avant de progressivement faire l’objet d’un contrôle algorithmique comme l’a illustré le scandale de Cambridge Analytica, où l’on a senti la volonté de certains acteurs de flécher les images et de les utiliser à des fins de clientélisme politique, conduisant à une sorte de robotisation de nos pensées.
Pour échapper à cette tendance, il est essentiel d’encourager tous les rêveurs à continuer de rêver, à trouver des moyens de nourrir leur imagination en dehors des sentiers battus imposés par les algorithmes. En fin de compte, c’est en cultivant et en valorisant la diversité des pensées et des créations que nous pourrons préserver notre humanité face à la montée du « tout numérique ».
DMD : Je l’espère. En tout cas, en tant qu’artiste, c’est la place que j’essaie d’occuper et c’est le combat auquel je crois fermement. Je pense que le rôle de l’artiste dans le monde numérique est essentiel. Les artistes doivent s’efforcer de contrer les cauchemars contagieux que le système numérique contemporain a inventés. Nous voyons bien, par exemple, comment le conspirationnisme crée des cauchemars paranoïaques qui se propagent rapidement.
L’objectif des artistes doit être de créer des rêves tout aussi transmissibles. En apportant des visions positives et inspirantes, les artistes peuvent offrir une alternative à la morosité et à la manipulation qui dominent souvent le paysage numérique. En cultivant l’imaginaire et en partageant des perspectives nouvelles, ils peuvent jouer un rôle crucial dans la transformation et l’enrichissement de notre monde numérique.
DMD : Ceci est une des cases de ma nouvelle bande dessinée Le rayon invisible édité par Denoël Graphic et le Centre Pompidou. Je l’ai conçue pour le centenaire du surréalisme. J’ai voulu montrer dans ce dessin spécifique la lutte entre la pulsion technologique et l’aspect imprévisible de la pensée. Nous avons une folle tendance à trop équiper le vivant de toutes sortes de prothèses, au risque de nous handicaper. Ce n’est pas un jugement sans appel sur toute forme de technologie, mais simplement un des traits de caractère de l’humain, plutôt tragi-comique.
Dessin issu du livre Le rayon invisible, écrit et illustré par Damien MacDonald, édité par Denoël Graphic et le Centre Pompidou, 2024.