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Décembre 2024

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Third : Un monde nouveau

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Third | Décembre 2024

Sylvie Pierre, Maîtresse de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Lorraine / Centre de recherche sur les médiations.
Entretien du 29 mars 2024

 
Voir la contribution originelle : Former à l’esprit critique à l’ère numérique : un enjeu citoyen et démocratique
 
Third (T) : 4 ans après votre article dans Third, quel regard portez-vous sur la formation de l’esprit critique à l’ère numérique ?

 
Sylvie Pierre (SP) : Dans le contexte actuel, où la désinformation et la manipulation des informations se multiplient, la nécessité de former à l’esprit critique se présente plus que jamais comme un enjeu démocratique.

Il est nécessaire de former des individus capables d’appréhender les différentes évolutions avec un regard réfléchi, évitant à la fois un optimisme naïf, dans une sorte d’idéologie du « tout numérique », et un pessimisme excessif, symbolisé par un rejet total de ces technologies. Cette approche dépend de la mise en place progressive de compétences liées à l’éducation aux médias, à l’information et au numérique, y compris l’intelligence artificielle générative, dès l’école maternelle.
 

T : Avec le développement de l’IA générative, nous avons assisté à une augmentation des contenus « deepfake ». A votre avis, comment peut-on garantir que les utilisateurs gardent un esprit critique alors qu’il est de plus en plus difficile distinguer le vrai du faux ? 

 
SP : La désinformation s’appuie en particulier sur la manipulation des images, lesquelles peuvent être créées par le recours à une intelligence artificielle générative de manière très réaliste et avec une facilité surprenante. Développer un sens critique vis-à-vis de ces outils est ainsi essentiel. Dans cette optique, la Semaine de la presse et des médias dans l’École1, qui s’est déroulée en mars 2024, a prévu dans son programme diverses activités visant à outiller les enseignants dans l’éducation aux médias, en les sensibilisant à l’intelligence artificielle générative notamment à travers des activités axées sur l’analyse d’images.

Des activités de sensibilisation de ce type devraient également être promues par l’équipe pédagogique auprès des jeunes, tout au long de l’année scolaire. Nombreuses activités peuvent être mises en place à cet effet, telles que l’analyse de la construction d’un article informatif, l’examen de photographies et la réflexion sur les questions éthiques liées à l’utilisation des images générées par l’intelligence artificielle.
 

T : Quelles sont les pratiques concrètes que vous avez pu récemment observer qui vont dans le sens d’un développement des attitudes d’esprit critique ?

 
SP : Cette préoccupation est au centre d’initiatives telles que l’e-FRAN, lequel apporte un soutien financier à des projets innovants afin de soutenir l’innovation numérique2. Grâce à ce programme, différents projets ont pu voir le jour, tel que le projet AREN de l’Université de Montpellier, qui vise à encourager le développement de la pensée critique des élèves grâce au débat écrit en ligne ou le projet Arabesc de l’Université d’Aix-Marseille, qui a cherché à expérimenter l’apprentissage d’une langue étrangère avec un clavier ou un stylet.

Cette réflexion doit être élargie aux enseignants, afin qu’ils soient en mesure d’appréhender les enjeux sociétaux, économiques et techniques liées à l’intelligence artificielle et puissent accompagner leurs élèves avec bienveillance. Dans cette optique, la spécialisation du corps enseignant dans les nouvelles technologies, comme suggéré par le rapport de la Commission de l’intelligence artificielle3, semble une voie intéressante, qui devrait être généralisée à l’ensemble des enseignants.

Il est difficile de nier les différentes évolutions technologiques, lesquelles ne doivent pas pour autant dicter nos actions. À l’école, cela se traduit par la capacité des enseignants à accompagner les jeunes à être confiants, autonomes et émancipés dans un monde de plus en plus connecté. D’autant plus qu’aujourd’hui certains adolescents se disent incompétents et dépassés, contrairement à l’idée d’une jeunesse connectée.
 

T : En février 2024, Meta a annoncé qu’elle cesserait de promouvoir de contenus politiques sur Facebook et Instagram. Est-il souhaitable de laisser aux plateformes le pouvoir de définir ce qui relève du contenu politique ? Ne devrait-on plutôt encourager le regard critique de celui qui reçoit l’information ?

 
SP : L’esprit critique est indispensable pour la lecture des contenus politiques. Cependant, certains usages malveillants des technologies numériques, dans le domaine de la propagation de la désinformation par exemple, rendent difficile une lecture avisée et présentent ainsi des risques pour le débat démocratique. La formation à l’esprit critique ne suffit alors pas à elle seule.

Ce sujet mérite une réflexion collective. Dans ce contexte, l’approche d’une gouvernance mondiale semble intéressante, en ce qu’elle permettrait d’analyser les implications des usages numériques sur la démocratie à long terme, tout en s’appuyant sur des constats scientifiques. L’Union européenne aurait alors un rôle prépondérant à jouer. C’est d’ailleurs la voie suggérée par le Rapport de la commission de l’IA, qui recommande la création d’une « Organisation mondiale de l’IA », laquelle « partagerait des constats scientifiques sur le fonctionnement et les effets de l’IA et définirait des normes contraignantes sur les systèmes d’IA et les modalités de leur audit ». Cette idée présente l’avantage de rendre possible une approche humaniste, visant à garantir nos libertés (en particulier la liberté d’expression) en parallèle des évolutions technologiques. Cette vision fait d’ailleurs écho aux valeurs défendues par Jean d’Arcy, qui plaidait pour une communication mondiale horizontale et transversale4.

L’adoption de mesures contraignantes est tout aussi importante. Les dérives dans l’utilisation des technologies numériques présentant des menaces démocratiques doivent être prises en compte par le législateur, afin de prévoir des garde-fous pour la défense des droits fondamentaux. Je pense notamment aux initiatives de Jean Marie Cavada, fondateur de l’institut iDFRights5, qui cherche à concilier innovation et protection des valeurs démocratiques.



1. https://www.education.gouv.fr/semaine-de-la-presse-et-des-medias-dans-l-ecole-5159#:~:text=La%2035e%20Semaine%20de%20la,18%20au%2023%20mars%202024. (Retour au texte 1)
2. https://www.education.gouv.fr/e-fran-des-territoires-educatifs-d-innovation-numerique-326083. (Retour au texte 2)
3. https://www.info.gouv.fr/actualite/25-recommandations-pour-lia-en-france. (Retour au texte 3)
4. Sylvie Pierre, « Jean d’Arcy, penseur et stratège de la télévision française », INA Éditions, 2012. (Retour au texte 4)
5. https://idfrights.org. (Retour au texte 5)

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