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Décembre 2024

Best of - Numéro dix

Retrouvez le numéro dix de
Third : Un monde nouveau

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Third | Décembre 2024

Gloria Origgi, philosophe
Entretien du 26 août 2024

 
Voir la contribution originelle : « L’impact du numérique sur la vie privée met en jeu la dignité et l’autonomie des personnes. Réduire un individu à une somme de préférences objectives et prévisibles c’est porter atteinte à ce qui définit notre humanité »
 
Third (T) : Quel est le fil rouge de vos recherches, et plus particulièrement le lien entre votre ouvrage « La réputation : Qui dit quoi de qui » (2015)1 et votre nouvel ouvrage « La vérité est une question politique » (2024)2 ?

 
Gloria Origgi (GO) : Je consacre une grande partie de mon travail à la compréhension du rôle de l’information sociale, c’est-à-dire toute l’information qui entoure une information factuelle : son rôle dans la perception des phénomènes, dans la perception de la vérité, dans la construction de la réputation, des idées, des personnes, des objets etc. Même si les sujets de ces deux livres sont très différents, la question du rôle de l’information sociale, cette information sur l’information, une sorte de « méta-information », traverse mes travaux en général et se retrouve dans chacun de ces ouvrages.

La notion d’information sociale est ce qui fait le lien entre mon livre sur la réputation et des questions plus d’actualité comme les fakenews ou la propagande, que je traite dans mon livre sur la vérité. Dans chacun de ces cas, la question centrale est comment gérer l’information elle-même et non pas son contenu. Ce thème de recherche est lié à l’émergence de l’internet. D’un côté, l’internet a facilité un « empowerment » de l’humanité qui est considérable, mais de l’autre côté, on peut observer une « cancellation » des autorités traditionnelles. Autrefois, on avait des institutions qui faisaient autorité (ex : New York Times ou les universitaires), mais aujourd’hui on a « une autorité pour chacun ». Si on cherche une autorité pour confirmer nos convictions, on va la trouver. La désinformation  c’est un phénomène d’information sociale. Il est difficile de définir cette notion de « désinformation », car la désinformation n’est pas objective. Prenons l’exemple du changement climatique – ce qui est information pour quelqu’un c’est désinformation pour quelqu’un d’autre. Il n’est pas si facile de répondre à l’ancienne question philosophique de comment trier le vrai du faux. Ce qui est intéressent c’est de comprendre comment on peut créer des nouvelles compétences pédagogiques, non pas pour essayer de trouver une vérité sacrée, mais plutôt pour chercher la « qualité épistémique » (qui l’a dit, comment il l’a dit, où il l’a dit, quelle est la qualité de l’image qui a été reproduite). A titre de comparaison, il est plus facile de reconnaitre la qualité d’un tableau ou des vêtements bien coupés, mais il est moins facile de reconnaître la qualité épistémique – la vérité au fond de l’information. C’est la raison pour laquelle on devrait être formé dans ce domaine. Il faut vraiment des nouvelles compétences pour les personnes : c’est le travail des années futures.
 

T : Quelle est l’idée centrale de votre livre ? Quels facteurs vous ont poussé à repenser l’importance de la notion de la vérité dans l’espace politique ?

 
GO : Ma motivation n’est pas de comprendre l’information, mais de comprendre ce qu’on dit de l’information et ce qu’on fait avec l’information. L’information est un objet neutre, mais on peut faire beaucoup de choses avec. Dans mon livre, je prends un concept difficile et philosophique, la vérité, mais un concept universel, comme tout le monde a une certaine intuition de ce que c’est la vérité. La notion de vérité est importante, car plein de vérités de tous les jours – je suis à Paris, je suis vivante – donnent une identité aux gens. Autrement, il y a des vérités qui nous arrivent à travers la formation, « la vérité par l’autorité », comme la vérité scientifique. Peut-on vraiment séparer cette vérité intuitive de tous les jours, d’un concept de vérité plus complexe ? Selon moi, il n’y a pas de séparation nette entre les vérités évidentes et les vérités morales et politiques. Pour avoir une meilleure compréhension de la vérité, il faut être davantage conscient des processus socio-politiques de la fabrication des vérités et il faut avoir des procédures inclusives pour construire ces vérités.

J’ai beaucoup travaillé en me référant à l’idée proposée par Hannah Arendt dans son essai célèbre, « Vérité et politique »3, auquel je fais référence dans le titre de mon livre. Hannah Arendt considère que la vérité n’est pas politique, qu’elle est extrapolitique. La vérité n’est pas la base, surtout les vérités factuelles, du discours politique. Par exemple, même la vérité que la Russie a envahi l’Ukraine le 24 février 2022 est une vérité politique. On ne peut pas baser la politique sur la vérité – la bonne politique est celle, qui est capable d’engendrer les bonnes vérités. C’est une vision qui va avec le 21e siècle, où la distinction entre réalité et virtualité, ainsi que la distinction entre propagande et rhétorique politique légitime est remise en question. Il nous faut développer des nouveaux outils pour gérer la situation où les certitudes mêmes les plus banales sont remises en question.
 

T : Pourquoi alors intituler votre livre « La vérité est une question politique » et non pas « La vérité est une question sociale » ?

 
GO : La vérité est sûrement un concept social, mais la vérité est surtout un concept politique, parce qu’elle requiert, pour être créé d’une façon robuste et crédible, une certaine méthodologie démocratique : cela implique qu’on partage les résultats, qu’on soit inclusif et transparent. On voit très bien que dans les pays où les gens ont plus de confiance dans la science, typiquement les pays du Nord de l’Europe, les processus scientifiques sont sophistiqués et démocratiques. Comme indiqué dans mon livre, la Norvège a introduit une série de règles pour la sélection des expertes dans les comités et c’est des règles qui rappellent la démocratie : transparence, honnêteté, absence de conflits d’intérêt, inclusivité, etc. La vérité est politique car elle est normative, comme la politique : pour exister elle doit se baser sur des règles partagées.
 

T :  Selon vous, à condition de les identifier, peut-il y avoir des manières de raisonner qui permettent de distinguer entre le vrai et le faux ?

 
GO : Oui, je ne suis pas une relativiste. Je pense que le slogan fameux de Michel Foucault « Savoir est pouvoir » reste important : nous vivons une époque où distinguer entre savoir est pouvoir n’est pas évident, parce que ce qui donne le savoir est aussi une question de pouvoir, c’est une question d’autorité scientifique.

La vérité est un exercice difficile ! Les procédures avec lesquelles la vérité est construite ne sont pas indépendantes de la politique. Parfois elles doivent s’inspirer même de la bonne politique. Cependant, il n’y a pas de vérité pour laquelle il ne faut pas se poser des questions sur qui, comment et avec quelles intentions politiques elles ont été construites. Si on ne se questionne pas sur leur construction, on continue à penser qu’il y a qu’un seul monde possible, celui qui a été construit. Il y a beaucoup de mondes alternatifs qui peuvent être construits, si on accepte une vision moins dogmatique de la vérité.
 

T : Quelles solutions proposez-vous à l’exercice difficile qui est la vérité dans l’espace démocratique ? Faut-il former les citoyens à la science ?

 
GO : Les citoyens doivent plutôt être formés à des types de raisonnement collectifs et des formes d’intelligence collectives, et non pas à la science. Quelqu’un qui n’a pas de compétence scientifique, mais qui a de la compétence sur le terrain peut contribuer d’une façon importante. La science n’est pas inaccessible, impossible à comprendre, ou bien quelque chose qu’il faut simplement accepter. Tout d’abord, il faut y contribuer. Désormais, il y a une communication scientifique qui a énormément démocratisé l’accès à la science – on peut la lire, relire, étudier les données utilisées, voir les résultats ou synthèses en vidéo. Au fond de cette démocratisation est l’inclusion, il faut plutôt qu’on se sent inclut dans ce développement collectif.
 

T : Pour réussir à former les citoyens à des types de raisonnement collectifs, quels genres de formation envisagez-vous ? Pensez-vous plutôt à la formation à l’échelle de l’école et de l’université ?

 
GO : Concernant les nouvelles compétences – on parle beaucoup de l’esprit critique et notamment l’esprit critique social. Ça veut dire de comprendre à nouveau comment l’information sociale se crée au tour d’un fait politique ou d’un fait scientifique, et particulièrement qui a l’accès et aussi le contrôle sur le processus de la création de l’information. En ce qui concerne ce processus, l’inclusivité, ça donne des résultats – si on l’ouvre à des groupes avec plus d’inclusivité, des groupes avec des différences de genre, d’ethnie ou de nationalité, les choses marchent beaucoup mieux. Chacun a son propre point de vue, et il n’y a pas d’hiérarchie entre ces points de vue : même Aristote finalement a représenté uniquement son point de vue en tant qu’homme grecque de son époque. Autrement les Suédois ont été considérés comme des criminels parce qu’ils n’ont pas fait de confinement, mais finalement c’était leur point de vue qui valorisait plus la liberté de mouvement des citoyens.
 

T : Dans le but de préserver le socle commun de ce qu’est la démocratie et la société, comment peut-on retrouver des formes d’universalisme pour progresser dans un monde fragmenté ?

 
GO : L’universalisme est encore important pour moi, même si ce n’est plus à la mode. L’être situé est juste un point de départ et puis on construit et on discute et lorsqu’on arrive aussi à se reconnaître, on peut faire quelque chose de beau ensemble.

Pour terminer, je voulais revenir aux idées de qualité et de goût. Je suis de Milan et pour moi c’est la ville avec le plus de goût au monde, comme les vêtements, le mobilier ou le style de vie. C’est une vraie capitale du goût ! Beaucoup de choses reviennent à cette idée de la reconnaissance du goût. Un bon résultat scientifique ou même urbanistique – on le voit, car on voit que c’est bon. Plus on travaille avec les autres dans ce monde fragmenté, plus on essaie de développer un goût pour la vérité universelle. Par exemple mes enfants passent des heures sur les réseaux sociaux, et ils apprennent des compétences, comme reconnaitre des deepfakes. C’est une forme de goût : ils ont développé un certain bon goût pour la vérité, sans comprendre complètement l’aspect techno-scientifique.

Finalement, c’est la qualité qui nous intéresse. Être capable de reconnaitre la qualité est une compétence très importante – la qualité morale, épistémique, scientifique, politique.



1. Gloria Origgi, La réputation. Qui dit quoi de qui, Paris, PUF, 2015. (Retour au texte 1)
2. Gloria Origgi, La vérité est une question politique, Paris, Albin Michel, 2024. (Retour au texte 2)
3. Hannah Arendt, Vérité et politique, Ch. 7 : La crise de la culture, 1967. (Retour au texte 3)

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