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Décembre 2024

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Third : Un monde nouveau

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Third | Décembre 2024

Sabine Duflo, psychologue clinicienne et thérapeute familiale, spécialiste des écrans, fondatrice du collectif « surexposition écrans » (CoSE).
Entretien du 26 mars 2024

 
Voir la contribution originelle : « Entre éducation et numérique, il faut choisir son camp »
 
Third (T) : 4 ans après votre interview dans Third, quel regard portez-vous sur l’exposition aux écrans et la prise de conscience de leur caractère néfaste ?

 
Sabine Duflo (SD) : Entre 2020 et 2023, j’ai eu l’occasion d’accompagner des adolescents atteints de troubles anxieux, idées suicidaires et crises clastiques dans une unité psychiatrique fermée. J’ai pu y constater les effets inquiétants de la surexposition aux réseaux sociaux, en particulier chez les jeunes filles, ce que j’ai documenté dans un nouveau chapitre de mon livre1. En 2023, j’ai été auditionnée dans le cadre de la commission d’enquête sur l’utilisation du réseau social TikTok2. Depuis février 2024, je travaille dans une consultation spécialisée dédiée aux addictions aux écrans chez les adolescents3.

Ces expériences n’ont pas modifié mon constat : les GAFAM sont des entreprises commerciales dont l’unique objectif est le profit, lequel s’opère grâce à la vente de nos données à des annonceurs. L’accumulation des données est proportionnelle au temps d’attention que nous « dédions » aux écrans. Mais notre attention, cet « or noir » des GAFAM, est limitée, et en construction chez l’enfant et l’adolescent. Par conséquent on devrait tout faire pour la préserver, et assurer son développement optimal par l’éducation et l’apprentissage de l’effort.

Au lieu de cela, les enfants et les adolescents sont constamment exposés à un bombardement sensoriel, émotionnel et à une surstimulation de leur attention réflexe, au dépend d’un entrainement de leur attention volontaire et de leur concentration. Malgré la multiplication des rapports alarmants à ce sujet, par exemple celui publié en novembre 2023 par Amnesty International4 sur TikTok, rien n’est fait d’un point de vue législatif.
 

T : En 2021, le collectif « Algos Victime » a été créé par 3 couples afin d’attaquer Tiktok, qu’ils estiment responsable du suicide de leurs enfants. Que pensez-vous de ce type d’initiative ?

 
SD : C’est évidemment une bonne chose. Les collectifs sont d’importants espaces de débat et de prévention, à l’image des actions promues par le Collectif surexposition aux écrans (COSE)5 et le de l’association Lève les yeux6. Bien que les actions en justice, comme celles menées par Algos, puissent remporter des victoires, elles sont naturellement restreintes à un aspect précis d’un réseau social ou à une particularité d’un jeu vidéo. Par exemple, en 2023, Epic Games qui produit Fortnite a été condamné par l’Agence Fédérale du commerce aux États-Unis à verser 245 millions de dollars d’amendes pour avoir fait réaliser des achats non volontaires à certains joueurs7. Les actions en justice ne doivent pas remplacer des mesures plus larges et collectives, indispensables pour protéger les enfants et les adolescents.

Par ailleurs, il me semble très important de veiller à ce que les associations qui mènent des actions de prévention, en particulier celles qui sont reconnues d’utilité publique, gardent leur indépendance. A titre d’exemple, le partenariat entre la principale association de lutte contre le cyberharcèlement e-enfance et le réseau social TikTok qui a intégré le numéro vert d’e-enfance (le 3018) dans son appli me laisse perplexe.
 

T : Le 7 juillet 2023, des lois ont été votées pour garantir la protection de la sécurité des enfants en ligne, telles que l’instauration d’une majorité numérique à 15 ans afin de les protéger des réseaux sociaux8. Pensez-vous que la régulation du contenu accessible aux enfants représente une solution efficace pour réduire leur dépendance aux écrans ? Remarquez-vous une plus grande prise de conscience à ce sujet ?

 
SD : La loi du 7 juillet 2023 à l’initiative de Laurent Marcangeli (Horizons) est intéressante car elle permet d’attirer l’attention sur le sujet. Mais une loi sans décret d’application n’est rien. Et pour le moment on en est resté là…

Plus récemment deux propositions de loi ont été faites par des députés LR (Annie Genevard et Antoine Vermorel-Marques) qui me paraissent aller dans le bon sens. Celle d’interdire les écrans pour les 0-3 ans et pour le personnel encadrant dans les crèches et les assistantes maternelles. Ces propositions devraient à mon avis concerner tous les mineurs. Tout adulte en charge d’enfants ou d’adolescents qui consulte son portable en leur présence, n’adopte pas une attitude professionnelle.

On a tous en tête le slogan « Boire ou conduire il faut choisir ». Pour les écrans on pourrait adopter celui-ci « Regarder un écran ou éduquer un enfant, il faut choisir ».

En donnant l’exemple dans les institutions en charge de l’enfance (crèche, école, centre de loisirs, collège…), on donnerait un soutien aux familles en difficulté d’un pont de vue éducatif.
 

T : En janvier 2024, Emmanuel Macron a indiqué vouloir « reprendre le contrôle sur les écrans » et « définir le bon usage des écrans chez les jeunes enfants ». Quels conseils pratiques auriez-vous à donner aux parents pour déterminer la place des écrans dans la vie de leurs enfants ?

 
La manière dont les parents abordent l’utilisation des écrans évolue avec l’âge de l’enfant.

Jusqu’à l’entrée en Sixième, les parents ont la possibilité de rester « maitres des écrans » dans la mesure où l’institution scolaire ne demande pas aux enfants de se connecter chaque jour après l’école. La règle des 4 pas9 fonctionne alors très bien, à condition de ne pas oublier qu’il s’agit d’une méthode qui vaut pour toute la famille.

Mais à partir de la Sixième, c’est le collège qui impose une connexion quotidienne à l’élève : il doit se rendre sur l’appli Pronote pour voir quels sont ses devoirs et souvent utiliser internet pour les réaliser, là où autrefois on lui demandait de réviser sa leçon écrite et de s’entraîner par écrit ou à l’oral. Les dérives deviennent alors possibles : les élèves découvrent vite la facilité du copier-coller ou des intelligences artificielles du genre ChatGPT, qui évitent de mobiliser leurs connaissances internes. D’autre part, ils tombent vite dans les pièges distractifs et addictifs de YouTube, des séries, des jeux vidéo et des réseaux sociaux.

Quand je reçois des adolescents déscolarisés ou en voie de déscolarisation du fait de la consultation quasi interrompue de leur portable, je cherche à identifier quel est le symptôme dont il se plaignent le plus. En général, il s’agit du sommeil. Je leur explique le lien entre leurs troubles du sommeil et l’utilisation excessive de leur portable. J’établis avec eux un programme minimal de tâches à réaliser dans la journée (sortir une fois par jour, s’habiller, prendre les repas avec leur parents etc) et je leur demande d’éteindre leur portable la nuit, de le déposer dans une autre pièce et aussi de l’éteindre à certaines heures de la journée. Les parents doivent soutenir leur enfant dans ce programme en se rendant disponibles pour lui dans ces moments. En pratique, ma démarche s’apparente à celle des centres de sevrage pour la dépendance à l’alcool ou au tabac et ce sont les parents qui endossent le rôle de coach ou de co-thérapeutes pour leur enfant. Ce processus nécessite un engagement sur le long terme, d’autant plus que les cas d’addiction continuent de se multiplier en raison de la pression constante exercée sur les jeunes pour rester connecté.

Il est donc évident que seules des mesures législatives permettraient de sortir de cet engrenage. Dans cette optique, le collectif CoSE, auquel j’appartiens, plaide pour un accès à un téléphone portable connecté uniquement à partir de 15 ans.



1. Sabine Duflo, « Il ne décroche pas des écrans ! Comment protéger les enfants et les adolescents » Éditions l’Echapée, 2020. (Retour au texte 1)
2. En 2022, l’utilisation moyenne de l’application par les mineurs était de 1h22.(Retour au texte 2)
3. Consultations Écoute & Travail, Accueil, Pluriprofessionnel (ETAP) à l’établissement public de santé mentale Georges Daumézon. (Retour au texte 1)
4. https://www.amnesty.org/fr/documents/pol40/7350/2023/fr/. (Retour au texte 4)
5. https://surexpositionecrans.fr. (Retour au texte 5)
6. https://www.levelesyeux.com. (Retour au texte 6)
7. https://next.ink/brief_article/fortnite-epic-games-condamnee-a-des-amendes-de-520-millions-de-dollars-par-la-ftc/. (Retour au texte 7)
8. https://www.jeunes.gouv.fr/reseaux-sociaux-la-majorite-numerique-15-ans-1674. (Retour au texte 8)
9. https://surexpositionecrans.fr/aide-aux-professionnels/les-affiches/les-quatres-pas-dans-quatre-nouvelles-langues/. (Retour au texte 9)

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