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Décembre 2024

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Third : Un monde nouveau

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Third | Décembre 2024

Matthieu Cornette, grand maître international d’échecs depuis 2008 et champion de France 2016.
Entretien du 11 octobre 2024

 
Voir la contribution originelle : Aux échecs, vouloir battre un algorithme est totalement illusoire
 
Third (T) : Depuis 2018 (date de notre entretien), le développement de l’intelligence artificielle (IA) s’est nettement accéléré. Certains craignent que cela mette fin au jeu d’échecs. D’autres, comme le numéro 1 mondial Magnus Carlsen voient dans les outils d’IA une manière d’améliorer leur jeu par l’entrainement. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous recours aux outils d’IA ?

 
Matthieu Cornette (MC) : Lors de notre premier entretien, j’avais évoqué les matchs entre le programme informatique Deep Blue et Garry Kaspavor, ainsi que le fameux match entre Stockfish (logiciel open source et gratuit qui était alors considéré comme le meilleur programme informatique du jeu d’échecs) et le programme AlphaZéro de Deepmind (qui était déjà une intelligence artificielle appliquée aux échecs, avec des fonctionnalités de machine learning). Stockfish, qui s’était fait dominer à l’époque par AlphaZéro utilise les réseaux neuronaux et bat désormais assez largement Leela. En effet, depuis 2018, Stockfish est devenu extrêmement fort. A titre d’illustration, il n’y a que deux joueurs humains qui sont actuellement au-dessus 2 800 points au classement Elo (système d’évaluation du niveau de capacités relatif d’un joueur d’échecs) alors que le meilleur ordinateur est en ce moment à 3 600 points (il était à environ 3 300 points en 2018, mais cette différence qui peut paraître faible est en réalité énorme). L’écart entre les humains et les ordinateurs est donc abyssal.

Depuis quelques temps, j’analyse sur une chaîne Youtube qui s’appelle Blitzream des parties d’échecs entre ordinateurs. C’est devenu ma spécialité et ces vidéos font partie de celles qui marchent le mieux sur la chaîne car c’est spectaculaire. Et ce que j’essaye de faire c’est de rendre accessibles des parties qui sont d’un niveau stratosphérique, pour des joueurs débutants ou confirmés. J’ai même reçu un message du champion de France d’échecs au sujet de ma dernière vidéo pour me dire qu’il avait apprécié le contenu.

Aujourd’hui – et c’était déjà le cas en 2018 – jouer contre un ordinateur ne sert absolument à rien. L’écart de niveau avec les joueurs humains est irréconciliable, les ordinateurs ne faisant plus d’erreurs. En revanche, les programmes d’IA sont utiles pour travailler son jeu en analysant les coups de l’ordinateur et en particulier les ouvertures. L’IA nous permet de découvrir des coups plus piégeurs et des idées originales qui pourront permettre de surprendre nos adversaires. Cela a conduit à faire évoluer nos façons de jouer ces dernières années.
 

T : Hans Niemann, classé parmi les meilleurs joueurs d’échecs au monde, a été accusé d’avoir triché plus d’une centaine de fois sur des parties en ligne et a été exclu en 2022 de la plateforme chess.com. Dans quelle mesure la triche assistée par ordinateur menace-t-elle l’intégrité du jeu d’échecs ? Quelles mesures pourraient être mises en place pour la contrer ?

 
MC : Je connais bien l’histoire d’Hans Niemann. Cela a commencé lors d’une partie contre Magnus Carlsen lors d’un tournoi en présentiel qui a été remportée par Hans Niemann. Magnus Carlsen savait qu’Hans Niemann avait triché sur chess.com et l’a accusé à demi-mots juste après sa défaite d’avoir triché lors de cette partie en disant que s’il a triché sur internet il peut également tricher en présentiel. Magnus Carlsen a arrêté le tournoi, cela a créé un gros scandale. Et chess.com a ensuite confirmé publiquement qu’Hans Niemann avait triché lors de parties en ligne. Les gens se sont alors mis à analyser les parties en ligne d’Hans Niemann avec des outils pas très fiables, mais qui permettent quand même d’évaluer la précision du jeu, et ils ont remarqué que lors d’un grand nombre de parties il avait joué quasiment à 100% de précision. Et une des premières parties qui a été citée était une partie qu’il a joué contre moi. Mais sur le coup je n’avais pensé à aucun moment qu’il trichait.

La triche pose un problème considérable. En ce moment, Vladimir Kramnik (ancien champion du monde d’échecs) a lancé une chasse aux sorcières et accuse un grand nombre de joueurs de tricherie sur chess.com. Sa manière de s’y prendre, qui consiste à accuser tout le monde de tricher, est mauvaise mais au fond il a très certainement raison. Le niveau de jeu sur internet est parfois hallucinant avec un niveau de précision qui n’est pas crédible. Les débats autour de la triche agitent aujourd’hui toute la communauté des joueurs d’échecs.

C’est d’autant plus problématique que depuis le Covid et mouvement de la série Netflix « Le Jeu de la Dame », la popularité des échecs – en particulier en ligne – a explosé. Preuve en est, les chaines consacrées aux échecs sur les réseaux sociaux sont devenues très populaires (certains streamers américains spécialisés dans les échecs sont devenus multimillionnaires sans pour étant être des joueurs de très haut niveau). J’ai même plusieurs fois été reconnu dans la rue suite à mes vidéos sur la chaîne Blitzstream.

Cet engouement pour les échecs a attiré beaucoup d’argent, notamment sur les parties en ligne. Or, dès qu’il y a des enjeux financiers importants il y a de la triche. Pour lutter contre ce fléau, certains tournois en lignes de haut niveau exigent les joueurs d’avoir en permanence deux caméras (une devant et une derrière eux) et de montrer préalablement à la partie les programmes qui tournent sur leur ordinateur. Mais c’est le strict minimum et cela ne résout pas tout. Il existe en effet des plug-ins indétectables qui permettent à certains de tricher sans se faire repérer.

Cela m’a un peu dégoûté, car il y a énormément d’argent en jeu et les tricheries sont omniprésentes. On ne sait même plus pourquoi ces joueurs jouent, mis à part l’argent. Avant je regarder tous les tournois. Maintenant je ne regarde quasiment plus les tournois en ligne et je suis de plus en plus convaincu qu’il est temps de revenir aux parties d’échecs sur de vrais échiquiers.

L’autre solution qui a émergé pour limiter l’impact de la triche, ce sont les échecs hybrides. Ce sont des tournois dans des clubs avec des ordinateurs et en présence d’un arbitre. Le format est intéressant, cela se rapproche un peu de l’esport avec une évolution des échecs vers l’entertainment.

Le sujet doit vraiment être pris au sérieux car la triche ne concerne pas que le jeu en ligne, il y a également de la triche en réel. Il y a toujours eu des suspicions ou accusations de triche, mais cela devient plus conséquent avec l’évolution des technologies. Il y a des mesures de contrôle dans les tournois, mais la technologie est tellement avancée que le dopage technologique va beaucoup plus vite que l’évolution des modes de contrôle dont les ressources sont limitées. Mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire. Au contraire, je pense que la première chose à faire serait de mettre en place des sanctions énormes, comme des suspensions à vie ou le retrait du titre de grand maître. Il faut se saisir du sujet pour contrer cette peur de la triche qui crée une ambiance quelque peu délétère.
 

T : Comme vous l’avez relevé, on note ces dernières années une très grande popularité des échecs, notamment en ligne. Malgré les impacts négatifs qui peuvent être induits par l’utilisation du numérique dans votre sport, le digital est-il paradoxalement une opportunité pour le développement du jeu d’échecs ?

 
MC : Les échecs sont un très vieux jeu. Un grand nombre de joueurs sont attachés à la tradition mais dans le même temps les jeunes joueurs essayent de s’en détacher. Par exemple, Magnus Carlsen a annoncé qu’il renoncerait à défendre son titre de champion du monde car il ne prend plus de plaisir à disputer des parties qui durent des heures. En revanche, dès qu’il y a un tournoi rapide il y participe. Son objectif est de développer les « échecs 960 » (variante qui consiste à tirer au sort les pièces de la première rangée au début d’une partie). C’est intéressant car cela permet de s’extraire de la théorie.

Tout ceci pour dire qu’il ne faut pas s’enfermer dans la vision traditionnelle des échecs et qu’il faut au contraire savoir profiter de la popularité inédite des échecs grâce aux formats digitaux, et créer de nouveaux formats qui vont permettre de fidéliser cette nouvelle audience. Regarder une partie de six heures ça ne marche pas. Mais les parties de vingt minutes avec un bon résumé sont très ludiques à suivre.

Les échecs c’est un jeu ou tout le monde sait jouer ou presque. C’est ce qui explique sans doute la vague de popularité des échecs née pendant le Covid. Les gens s’ennuyaient, sont tombés sur une vidéo sur les échecs à forcer de streamer sur les plateformes, ce qui leur a donné envie d’apprendre ou de se remettre à jouer aux échecs. Il faut faire en sorte que cela ne soit pas temporaire et que ces nouveaux adeptes continuent de jouer aux échecs. C’est le rôle qu’ont à jouer les clubs qui doivent être une passerelle pour conduire ceux qui consomment des vidéos sur les échecs à venir jouer en présentiel. J’organise parfois des stages d’échecs, et lors d’un de mes stages, il y avait un participant qui était monté 2 100 au Bullet (parties d’échecs d’une minute), ce qui correspond à un bon niveau amateur, qui a touché pour la première fois à un échiquier en physique lors de ce stage.

Malgré la triche, le jeu sur internet ça n’est vraiment pas bête. Cela permet notamment d’éviter de se déplacer. Par exemple, les membres de clubs d’échecs organisent souvent des parties en lignes entre eux lorsqu’il est compliqué de se déplacer. C’est très facile à organiser, cela ne prend que quelques secondes sur internet pour organiser un tournoi.

En définitive, je pense que les échecs sont dans une excellente dynamique. Il va falloir savoir créer cette passerelle avec les clubs, continuer à faire du bon entertainment avec des contenus de qualité, et gérer les cadences pour que les tournois de haut niveau deviennent plus télévisuels et accessibles au grand public.

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