Best of - Numéro dix
Retrouvez le numéro dix de
Third : Un monde nouveau
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Third : Un monde nouveau
Pierre Guenancia (PG) : Beaucoup de choses certainement. Il serait difficile de ne dégager qu’un seul effet d’une cause aussi complexe. Mais j’ai tout de même le sentiment que le numérique, par le prisme du divertissement, a profondément transformé notre perception du temps et notre relation à la réalité.
Lorsque nous utilisons notre téléphone ou notre ordinateur, nous passons généralement notre temps à regarder des vidéos, à naviguer sur les réseaux sociaux, à jouer à des jeux ou simplement à regarder des séries ou à lire des articles. En somme, à consommer du contenu numérique. Nous qualifions généralement ces comportements de divertissement.
Mais la où certains y voient du divertissement, j’y vois plutôt une forme d’étourdissement. Il y a en effet dans le rapport aux divertissements numériques une forme d’accaparement, de fascination, qui, on le sent, nous empêche de vivre et d’apercevoir ce qui se passe autour de nous.
Le numérique instaure une mécanique de dépendance par le biais de laquelle l’utilisateur n’est plus maître de son temps ni de son rythme. Les plateformes numériques imposent d’ailleurs souvent une continuité automatique – par exemple, les vidéos qui se relancent sans intervention de notre part ou le fil d’actualité qui s’actualise automatiquement et indéfiniment – nous empêchant ainsi de faire l’expérience de l’autonomie.
Nous pouvons bien sûr être accaparés par un jeu vidéo ou un réseau social comme nous pouvons être accaparés par un film ou un livre. Seulement dans le numérique, il y a l’idée que ça ne finit pas, et que ça ne peut pas finir. Or ceci est parfaitement contraire à l’idée de la vie qui, elle, est finie.
Si le divertissement nous détache trop de l’idée de la vie, il devient dangereux car il nous fait croire que quelque chose peut ne pas avoir de fin. On peut être triste quand on finit un bon roman ou un bon film, mais dans l’expérience du film ou du roman, nous avons conscience du temps qui passe, que ce temps est fini, qu’il y a un début et une fin, et surtout qu’il y a autre chose en dehors. En somme, il y a une transition possible avec la vie et avec le réel.
C’est précisément là où le numérique bouleverse notre rapport au divertissement. C’est parce qu’il y a introduit l’idée d’infini.
Cette absence de fin dans le divertissement numérique peut devenir dangereuse. Elle nous déconnecte de l’idée de la vie finie et nous fait croire en une forme d’éternité trompeuse. Le numérique nous enferme ainsi dans un cycle sans fin. Et cette absence de fin structurelle nous condamne à vouloir toujours recommencer, créant une sorte d’addiction où la seule limite est celle de notre endurance physique.
PG : J’ai le sentiment que le numérique assèche notre désir. L’érosion de la temporalité dans notre rapport au divertissement a pour conséquence de nous plonger dans une immédiateté constante. Il n’y a plus d’attente, mais seulement la promesse d’une jouissance perpétuelle.
Or la jouissance ne saurait exister sans l’attente et le désir qui la précède.
Le désir est ce qui empêche le présent de former un tout, nous permettant ainsi d’appréhender la temporalité de notre existence. La jouissance, elle, fait fi de cette temporalité en nous enfermant dans un présent immuable. On parle d’ailleurs parfois de moments « hors du temps ». C’est pour cette raison que nous ne souhaitons pas tellement sortir de la jouissance. Pourtant le désir est beaucoup plus spécifiquement humain que la jouissance. La jouissance c’est ce qui tend à nous animaliser, elle ne nous permet pas de structurer le temps.
Pour paraphraser une nouvelle fois Pascal, seuls les hommes sont incapables de demeurer en repos dans une chambre. Et ce précisément parce qu’ils sont habités par le désir d’explorer le possible qui s’en trouve en dehors.
Si de tout temps chez les hommes il y a pu avoir du désir sans jouissance, le numérique a cela d’inédit qu’il a apporté à l’homme la jouissance sans désir. La jouissance sans désir, n’est-ce pas cela le propre de l’addiction ?
PG : Pascal y verrait certainement une forme de dénaturation. Je parlerais ici plutôt d’aliénation. Encore une fois il me semble qu’il s’agit de notre rapport à la temporalité, et je préciserais même de notre rapport « actif » à cette temporalité et aux possibles.
La consommation de la plupart des contenus numériques se base sur une interaction passive à l’objet et aux informations qui nous sont transmises. Lorsque je joue, que je regarde des vidéos ou que je scrolle mon téléphone, il n’y a pas vraiment de synthétisation de l’information. Je suis au contraire installé dans état passif, une forme de réactivité presque robotique qui me fait passer d’un instant à un autre sans que jamais je ne puisse faire l’expérience du temps.
Nous ne faisons ainsi qu’obéir à des injonctions extérieures de sorte que nous faisons davantage l’expérience de l’hétéronomie plutôt que celle de l’autonomie. C’est une forme d’aliénation.
Ainsi, comme dans la caverne de Platon, les utilisateurs peuvent devenir réticents à sortir de cette immersion et de cette illusion. Ils sont enfermés dans une réalité virtuelle, inconscients de ce qui se passe en dehors, comme si la lumière du soleil ou la réalité tangible n’avaient plus d’importance.
Et c’est plutôt là que je vois le danger. L’addiction est une aliénation. Et l’aliénation est par essence nuisible au libre arbitre.
PG : En effet à mon sens il n’est pas pertinent de s’aventurer dans une tentative de quantification morale du divertissement et de ses formes d’expression. Vouloir discerner le bon et le mauvais divertissement relève davantage de la pensée intégriste ou élitiste que d’une démarche épistémologique.
Il est généralement tentant de vouloir opposer un livre à une série, la pratique d’un art à celle d’un jeu vidéo. Seulement, si je devais me risquer à identifier un critère de distinction entre le divertissement véritablement important et celui qui produit une aliénation de l’esprit, je parlerais plutôt de son objet, de ce sur quoi est tourné le divertissement.
Lorsque le divertissement porte sur la réalité du monde, sa connaissance, son expérience, aussi accaparant puisse-t-il être, il permet à l’individu de se poser des questions, de confronter son point de vue à celui d’autrui voire de renouveler sa perception du monde. À l’inverse, lorsque le divertissement a pour objet de détourner l’individu de l’expérience du réel en capturant son attention et en l’enfermant dans une réalité hermétique au monde extérieur, alors je crois qu’il devient pernicieux.
C’est pourquoi je crains ce type de divertissement favorisé par le numérique et surtout par les écrans. En permettant ainsi à l’individu de s’abstraire de la réalité qui l’entoure, il anesthésie sa liberté de penser par lui-même et sème les graines de sa propre aliénation.
PG : Absolument, la fonction du divertissement doit être double : il doit non seulement divertir, mais aussi instruire. Dans la préface de Phèdre, Racine dit que les auteurs devraient songer autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir. Le divertissement ne devrait jamais être une fin en soi, mais plutôt un moyen d’atteindre une finalité plus élevée, celle d’apporter quelque chose à l’esprit, de contribuer à notre compréhension du monde.
Le divertissement sans instruction constitue précisément le terreau dans lequel les entreprises numériques cherchent à faire pousser les germes de l’aliénation. À l’inverse, l’instruction sans divertissement c’est l’école dont l’expérience est généralement perçue comme rébarbative. Il faut un savant dosage des deux, ce que seuls les bons maitres d’école savent faire.
Aussi, j’ai le sentiment que ces deux fonctions sont aujourd’hui mises en opposition, voire en concurrence. Il y aurait d’un côté l’instruction, et de l’autre le divertissement. D’un côté l’école, de l’autre internet. Or il me semble que cet antagonisme est parfaitement artificiel et dangereux.
Je crois au contraire qu’il est essentiel et possible de combiner le divertissement et l’instruction, de façon à ce que le numérique ne soit pas seulement un outil de distraction, mais aussi un moyen d’enrichissement intellectuel et d’émancipation, ce qu’il peut aussi être, évidemment.
S’éduquer à l’usage d’internet et des outils numériques est devenu crucial. Pour cela, il faut une école qui fonctionne efficacement et surtout, l’instauration d’une réelle pédagogie. Car je ne crois pas que l’on puisse s’instruire pleinement en dehors d’un rapport pédagogique. Un guide est souvent nécessaire pour nous orienter dans nos lectures et nos recherches. En ce sens, nous pourrions même imaginer le rôle de « professeur d’internet » pour aider les individus à maîtriser les sources et à naviguer de manière éclairée dans le vaste océan d’informations disponibles en ligne.