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Décembre 2024

Best of - Numéro dix

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Third : Un monde nouveau

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Third | Décembre 2024

Brigitte Séroussi, Professeur d’informatique médicale à Sorbonne Université, Praticien hospitalier à l’hôpital Tenon, AP-HP, Directrice de projets à la Délégation au Numérique de Santé (DNS), membre du LIMICS (UMR_S 1142, Laboratoire d’informatique médicale et d’ingénierie des connaissances en e-Santé).
Entretien du 11 avril 2024

 
Voir la contribution originelle : Utilisation secondaire des données de santé : quelles modalités de participation citoyenne ?
 
Third (T) : en 2021, lors de notre entretien, vous aviez évoqué le travail effectué sur Mon Espace Santé et notamment les fonctionnalités principales de ce nouvel outil. Depuis sa mise en place en 2022, où en est-on et que faudrait-il améliorer selon vous ?

 
Brigitte Séroussi (BS) : pour rappel, Mon Espace Santé (MES) est un outil d’État, porté par le Ministère de la Santé et l’Assurance Maladie.

L’objectif premier de MES est de permettre au patient d’être acteur de sa santé et en contrôle de ses données de santé. Ce carnet de santé électronique permet en effet de :

  • remettre le patient au centre du dispositif en lui permettant d’accéder à ses données et à ses informations de santé,
  • lui donner la possibilité d’autoriser ou non l’accès de professionnels de santé à ses informations de santé,
  • lui permettre de masquer certaines informations qu’il ne souhaite pas divulguer dans son dossier médical, même aux professionnels de santé qui sont autorisés à accéder à son espace santé. Le masquage est à la main du patient, les informations sont masquées à tous les professionnels de santé, mais restent accessibles au médecin traitant et au médecin auteur de l’information. Par ailleurs, il existe une matrice d’habilitation publiée par arrêté qui définit les accès par défaut des professionnels de santé aux différents types de documents du dossier médical de MES en fonction du métier du professionnel de santé. Les pédicures-podologues n’auront ainsi pas accès aux mêmes informations que les médecins ou les infirmiers1.

Le second objectif de MES est de permettre le partage d’informations de santé entre les professionnels de santé participant à la prise en charge d’un patient afin de favoriser la coordination et la continuité des soins. Pour cela, il est important que le dossier médical du patient soit alimenté. C’était notamment l’objectif premier du DMP Dossier Médical Partagé (DMP) qui est l’une des pierres angulaires de MES : améliorer la prise en charge par l’information utile à la prise en charge du patient.

Dans cette optique, grâce à un investissement inédit de 2 milliards d’euros, le Ségur du numérique en santé a été mis en place. Il s’agit d’un programme dont l’ambition est de « généraliser le partage fluide et sécurisé de données de santé, entre professionnels de santé et avec les usagers afin de mieux soigner et mieux accompagner ».

Dans le cadre de ce programme, un travail a été conduit avec d’une part les professionnels de santé afin de recueillir leurs besoins et les éditeurs du numérique en santé afin de faire évoluer les logiciels métiers dans l’objectif d’alimenter le Dossier médical de MES de façon ergonomique et sécurisée.
 

T : comment sont intégrées dans MES les informations antérieures à l’activation de MES ?

 
BS : on parle ici de la reprise d’antériorité. Aujourd’hui nous ne sommes pas encore au clair sur les responsables de cette reprise d’antériorité, même si certains établissements de santé se sont d’ores et déjà engagés dans cette activité. En revanche, le patient s’il a les documents papier, peut les prendre en photos et les intégrer directement dans son espace santé.
 

T : quel bilan faites-vous aujourd’hui de l’utilisation de MES ?

 
BS : il faut faire la différence entre l’activation de MES, l’alimentation et l’utilisation des éléments d’information de MES par les professionnels de santé pour la qualité des soins. Quand les citoyens ont été sollicités pour l’activation de leur espace santé, il y avait trois attitudes différentes :

  • Je ne réponds pas (80%) : MES est créé mais non activé, les professionnels de santé peuvent pousser des informations dans le Dossier médical mais personne ne peut y accéder.
  • Je m’oppose à la création (2%) : MES n’est pas créé.
  • Je l’active (18%) : je peux accéder à MES, les professionnels de santé peuvent y ajouter de l’information médicale, et je peux autoriser des professionnels de santé à y accéder ou bloquer certains professionnels de santé.

Le démarrage de MES a été poussif, avec un taux d’activation non satisfaisant. Mais on constate aujourd’hui à la fois une accélération de l’activation des espaces santé et une accélération de l’alimentation (un document médical sur deux créés aujourd’hui est poussé dans MES, un résultat du Ségur du numérique en santé). Cette accélération s’observe plus particulièrement chez les personnes âgées et les enfants. Un programme ambassadeur a par ailleurs été mis en place afin d’augmenter ce taux d’activation.
 

T : nous avions également évoqué en 2021 le sujet de l’intelligence artificiel (IA). Quel est aujourd’hui votre regard sur l’intelligence artificielle et son utilisation dans le milieu médical ?

 
BS : il existe au niveau du Ministère de la Santé une cellule de l’éthique du numérique en santé qui produit des référentiels ayant vocation à être opposables aux éditeurs de solutions numériques en santé.

Avant 2023, il existait déjà des référentiels de sécurité et d’interopérabilité opposables aux éditeurs. Un référentiel éthique a été ajouté par la Loi de Financement de la Sécurité Sociale de 2023.

La cellule de l’éthique en santé a construit différents types de référentiels :

  • Des référentiels sectoriels avec notamment le référentiel de l’éthique des applications de santé, de la téléconsultation ou de l’appli carte Vitale (carte Vitale dématérialisée).
  • Des référentiels transversaux avec notamment le référentiel de l’éthique de l’IA en santé. Ce référentiel est en cours de finalisation et repose sur cinq principes : bienfaisance, non malfaisance, autonomie, justice/équité et éco-responsabilité.

Avant la construction du référentiel de l’IA en santé, il existait déjà un guide de bonnes pratiques pour introduire l’éthique dans les solutions d’IA en santé dans le cadrage, le recueil des données, la séparation des échantillons et la préparation de la mise sur le marché, avec pour chaque étape des recommandations.

Le référentiel de l’éthique de l’IA en santé regroupe une quarantaine de critères :

  • La bienfaisancevise à (i) faire comprendre aux utilisateurs ce qu’est l’IA, (ii) leur signifier ce que fait l’IA, (iii) leur signaler qu’ils interagissent avec une IA et avec quel type d’IA, (iv) trouver les moyens de générer la confiance des utilisateurs dans les solutions d’IA (il faut notamment relever que l’IA n’est pas fiable à 100% ; un professionnel de santé se doit ainsi de ne pas suivre aveuglément l’IA et garder son esprit critique et son jugement), (v) expliquer la performance de l’IA et ses limites (par exemple si l’IA a été construite sur des patients de moins de 50 ans, il faut signaler que l’apprentissage s’est fait sur un certain type de population et qu’on ne pourra donc pas l’utiliser sur une autre, l’IA sera dans ce cas moins performante sur les patients de plus de 50 ans).
  • La confiance: il faut que l’IA soit explicable et que la partie non explicable soit identifiée.
  • La non-malfaisanceconsiste à (i) expliciter dans quelle mesure les biais ont été contrôlés ou annulés pour éviter les prises en charge discriminatoires (par exemple il a été constaté que des IA pour l’aide à la prise en charge de l’insuffisance rénale sont moins performantes sur les femmes que sur les hommes car l’apprentissage a été fait sur des hommes) et (ii) vérifier qu’il y a eu un consentement du patient à la réutilisation des données d’apprentissage même si ces données sont pseudonymisées.
  • L’autonomiegarantit que l’IA puisse être facilement débranchée si elle n’est pas indispensable au système d’information utilisé, notamment lorsqu’il y a des dérives de l’IA ou une utilisation aveugle de l’IA. Le risque principal de l’IA est la substitution de l’humain par l’IA. Il est important de garder ce binôme IA / humain.
  • La justice / l’équité: l’aide à la décision par l’IA doit faire en sorte qu’elle s’applique de la même manière à chacun et que le bénéfice soit le même pour tous.
  • L’éco-responsabilité consiste notamment à mesurer l’impact environnemental de la solution, avoir recours à des principes d’éco-conception dans le développement de la solution et que la solution affiche son bilan Carbonne depuis la construction de la solution jusqu’à son utilisation.

 

T : et plus particulièrement, quel est votre regard sur l’IA générative dans le milieu médical ?

 
BS : l’IA générative est utile pour les personnes connaissant les réponses aux questions qu’elles posent. En effet, le principe fondamental de l’IA générative est de retranscrire ce qui a été déjà dit.

Or en médecine, tous les patients sont singuliers. Ce qui a été dit pour un patient ne fonctionnera donc pas systématiquement pour un autre. Donc ce n’est pas fiable.

Cette caractéristique délimite des zones d’utilisation de l’IA générative en médecine. Aujourd’hui on l’utilise principalement dans la rédaction de synthèses, la préparation de cours etc. Il reste important de toujours procéder à une étape de vérification.
 

T : les systèmes d’aide à la prise de décision médicale grâce à l’IA générative sont-ils largement utilisés par les professionnels de santé aujourd’hui ?

 
BS : Les performances de l’IA générative pour l’aide à la prise de décision médicale tournent autour de 60% à 70% de réussite et sont donc insuffisantes. Il reste néanmoins toujours intéressant de tester ce que nous dit l’IA générative sur un cas clinique.

En revanche l’utilisation d’outils type ChatGPT (ou tout autre large language model) étranger, notamment américain ou chinois, est à proscrire sur des cas cliniques avec données personnelles car elle pourrait entrainer une fuite de données. Une publication a notamment démontré qu’il était possible de récupérer des données d’apprentissage nominatives en posant certaines questions à ChatGPT, sans avoir une connaissance préalable de ces données d’apprentissage2. Il est donc conseillé de remplacer l’utilisation de ces outils par l’installation de large language model en local.



1. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048276454. (Retour au texte 1)
2. Scalable Extraction of Training Data from (Production) Language Models (https://arxiv.org/abs/2311.17035). (Retour au texte 2)

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