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Décembre 2024

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Third : Un monde nouveau

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Third | Décembre 2024

Sophian Fanen, journaliste et cofondateur Les Jours, enseignant à Sorbonne Université et CELS, producteur associé à France Culture.
Entretien du 24 mai 2024

 
Voir la contribution originelle : « L’évolution qu’a connu la musique avec le streaming impacte progressivement l’univers audiovisuel »
 
Third (T) : Depuis votre interview pour Third il y a 1 an, Apple a été sanctionnée à hauteur de 1,8 milliard d’euros par la Commission Européenne pour la violation des règles de la concurrence dans le domaine du streaming. Pourriez-vous nous en dire plus et nous donner votre avis sur l’enjeu de la libre concurrence entre les plateformes de streaming ?

 
Sophian Fanen (SF) : Je trouve que cette situation en dit long sur la concurrence rude entre les plateformes de streaming et les stratégies différentes qu’elles mettent en place pour retenir leurs usagers. Apple Music, par exemple, ne mise pas sur l’innovation. L’entreprise préfère miser sur l’écosystème Apple pour s’assurer une base de consommateurs fidèles. C’est à la fois une force (tout s’intègre facilement) et une faiblesse : il est facile d’accuser Apple de défavoriser le hardware, mais aussi les applications, qui ne font pas partie de son écosystème1. Les autres acteurs du streaming musical, comme Spotify, n’hésitent donc pas à le faire pour éviter de voir les déséquilibres concurrentiels s’enkyster en leur défaveur.

Google, en revanche, ne me semble pas pouvoir être attaqué de la même façon, car la stratégie de l’entreprise est différente. Le Play Store est plus permissif. Il serait donc difficile d’accuser Google de chercher à favoriser telle ou telle plateforme alors qu’il n’y a pas d’intérêt économique évident pour Google à le faire. Apple vend du hardware et des softwares propriétaires, alors que Google vend des données.

Quand on comprend cela, on comprend tout de suite pourquoi Spotify a obtenu gain de cause : il est facile de démontrer qu’Apple a un intérêt direct à garder les utilisateurs à l’intérieur de son écosystème. Un bon moyen pour l’entreprise d’atteindre cet objectif est de les inciter à utiliser une application qui s’intègre nativement dans tous les appareils de la gamme. Plus largement, on observe que le marché du streaming est séparé en deux types d’acteurs : les pure players (Spotify, Deezer) et les filiales des géants du web (YouTube Music, Amazon Music, Apple Music).
 

T : Le marché est organisé en oligopole (Deezer, Spotify, Apple Music…). Pourquoi n’y a-t-il pas plus de plateformes concurrentes ?

 
SF : Tout d’abord, il faut rappeler que le marché du streaming est par nature un oligopole car les barrières à l’entrée pour les nouveaux acteurs sont très élevées. Il faut des moyens énormes, notamment pour pouvoir négocier les droits, des sommes que seuls les GAMMA2 peuvent se permettre de dépenser. En somme, pour pouvoir proposer un catalogue de titres compétitifs, il faut des moyens démentiels. C’est comme une écurie de Formule 1 !

En plus, les majors du disque ont intérêt à maintenir cet oligopole. Cela permet d’éviter de démultiplier les interlocuteurs dans chaque pays. Moins de concurrents, c’est moins de contreparties différentes avec qui maintenir des relations et donc moins de charges financières à supporter. C’est ce qu’il s’est passé dans les années du mp3 et du téléchargement légal : les majors du disque ont négligé une myriade de petits acteurs qui voulaient de lancer en France comme ailleurs, pour préférer nouer des contrats avec Apple, qui possédait d’entrée de jeu une base de clients internationale3. Cela permet de ne signer qu’un seul contrat pour ensuite être assuré de la diffusion de la musique dans le monde entier4. Apple, c’était un guichet unique pour les majors du disque. C’est la même chose aujourd’hui : à moins d’avoir une base de clients dans le monde entier et des moyens illimités, il est compliqué pour un nouvel acteur de se faire une place dans le marché du streaming musical.

Spotify et Deezer n’existent que parce qu’elles ont été pionnières sur ce marché, elles ont inventé le modèle du streaming tel qu’on le connaît aujourd’hui. Par conséquent, elles ont été les premières à contracter avec les Big Three (Universal Music, Sony Music et Warner Music). Ces derniers, constatant la popularité incontestable de ces deux acteurs originels5, ont toujours accepté de renouveler les contrats. Spotify et Deezer n’existent donc que parce qu’elles ont cette relation commerciale de longue date avec les Big Three, mais il serait très difficile à une entreprise qui n’est pas adossée à un géant international de se lancer dans ce marché aujourd’hui.
 

T : Y a-t-il de l’innovation de la part des plateformes de streaming ?

 
SF : L’ergonomie des plateformes évolue en permanence et elle a bien changé depuis leur création. Il suffit d’une recherche Google pour s’en rendre compte. En fait, on est encore dans une phase d’expérimentation de la part des plateformes. Elles cherchent à trouver une ergonomie idéale depuis l’avènement du streaming grand public, en 20186. On attend également TikTok Music, qui devrait proposer de l’innovation dans le lien entre les fans et les artistes ou avec un algorithme qui apporte une logique nouvelle7.

En revanche, il est vrai que les GAMMA sont peu innovants dans leurs services de streaming. Deezer n’a plus les moyens8, mais essaie d’intégrer l’IA dans sa plateforme. Par ailleurs, la plateforme est très innovante d’un point de vue contractuel. C’est une pionnière dans le changement du mode de rémunération des artistes présents sur sa plateforme.9

Si on prend du recul, on se rend tout de même compte que les choses se figent plus ou moins. Pour exister, le streaming avait besoin d’un usage de masse. Au début, c’était un marché de niche, pour des personnes très particulières. Innover n’était pas risqué car la base d’auditeurs était très fidèle. Depuis que le streaming est rentré dans les usages quotidiens, une innovation, c’est prendre le risque d’un rejet de la part des utilisateurs. Ceux-ci pourraient alors se tourner vers des plateformes concurrentes.
 

T : Dans un contexte peu propice à l’innovation, comment les plateformes peuvent-elles se différencier les unes des autres ?

 
SF : Nous sommes arrivés au moment de la maturité du marché. Certaines plateformes essaient de changer le mode de rémunération des artistes, dans l’espoir de les attirer. Pour elles, ce n’est qu’un argument marketing puisque leurs commissions ne seront pas affectées.

Le mode de rémunération choisi aux débuts du marché n’est en effet plus pertinent. Il rémunère les artistes sur la base du nombre d’écoutes, ce qui a pour effet de rendre très difficile la montée en puissance de nouveaux artistes, à moins qu’ils explosent dès le début10. Par conséquent, ce mode de rémunération favorise les artistes qui produisent de la musique pour la catégorie de population qui en écoute le plus : les jeunes11. Cela explique la place importante du rap dans les Top 10 des écoutes sur les plateformes.

Spotify et Deezer cherchent à changer le mode de rémunération des artistes, mais elles ne peuvent rien faire sans l’accord des Big Three ou des représentants d’artistes indépendants (notamment Merlin). Dans les faits, la clé du changement est entre les mains d’Universal Music, qui détient la plus grosse part du marché. Deezer, par exemple, a proposé une bascule vers un modèle de rémunération dit artist-centric12, qui vient d’être approuvé par les Big Three, dont fait partie Universal Music.

Il faut bien comprendre que les majors ne sont pas dans l’altruisme. L’idée est de reprendre le contrôle face à l’inflation du nombre de titres (montée en puissance des acteurs indépendants et essor de la musique créée par IA), qui réduit logiquement le nombre d’écoutes moyen par titre.
 

T : On parle beaucoup du streaming comme la grande évolution de l’industrie musicale, mais comment résiste le format du concert avec le numérique ? Est-ce toujours un format roi (ex : les succès de Taylor Swift ou de Beyoncé semblent en témoigner) ou bien est-ce la fin d’une époque ?

 
SF : Je ne pense pas que le concert va disparaître, car il répond à un besoin viscéral de l’être humain, un peu comme le cinéma. D’ailleurs, le marché du concert a récemment évolué. Quand le marché de la musique enregistrée sur disque s’est effondré au début des années 2000, les majors du disque se sont tournés vers le format live. Avec la baisse des revenus de l’industrie musicale, le concert est devenu le seul format où la rentabilité pouvait être améliorée par une augmentation du prix des places.

L’arrivée de l’épidémie de Covid a chamboulé le modèle du concert. Les confinements ont contribué à créer une génération de jeunes qui sort moins et qui n’a pas les codes de ce milieu. C’est pourquoi les concerts qui fonctionnent le mieux aujourd’hui sont ceux qui sont faits pour être vécus par écrans interposés. Rosalia, par exemple, a fait tout un concert sur le thème de la verticalité pour qu’il puisse être diffusé et regardé sur un smartphone : c’est très réussi et très novateur.

En parallèle, le modèle économique de l’industrie musicale s’est transformé. Les plateformes ont poussé pour le passage à la fan economy. Ce modèle est basé sur le fait qu’il vaille mieux avoir 5.000 fans engagés que 50.000 auditeurs qui ne font que passer par là. Il faut trouver les 5.000 fans sur lesquels on pourra construire une communauté13. C’est par exemple la stratégie qu’a suivi, avec succès, la chanteuse Taylor Swift. Le modèle de la fan economy a très bien marché pour elle, qui est passée de chanteuse relativement peu connue en France (elle remplissait la Cigale, à une époque) à superstar. Ce ne sont pas tant ses musiques qui ont changé que sa stratégie marketing. Elle a trouvé comment transformer un simple intérêt pour ses chansons en une véritable passion.

Il faut néanmoins comprendre que ce modèle d’hyper-engagement n’est pas efficace pour tous les styles de musique. Il fonctionne bien pour les genres de niche (reggae, métal), mais beaucoup moins bien pour le jazz, par exemple. En plus, le modèle de la fan economy risque de pénaliser les plus petits artistes qui essaient de suivre la tendance : on ne peut pas être fan de tout le monde !



1. Rfi. “Apple Facing €1.8bn EU Fine for Breaking Music Streaming Competition Laws.” RFI, 4 mars 2024. (Retour au texte 1)
2. GAMMA est l’acronyme de Google, Amazon, Meta, Microsoft, Apple. (Retour au texte 2)
3. King, Brad. “The Day the Napster Died.” Wired, 15 mai 2002. (Retour au texte 3)
4. Laricchia, Federica. “Apple iPhone Market Share 2007-2024.” Statista, 24 mai 2024. (Retour au texte 4)
5. Publié par Statista Research Department, 29 mai 2024. “Music Streaming Services Subscribers Market Shares 2023.” Statista, 29 mai 2024 et “Number of Deezer’s Subscribers 2023.” Statista, 29 mai 2024. (Retour au texte 5)
6. “Music Streaming – Worldwide: Statista Market Forecast.” Statista. (Retour au texte 6)
7. Le Monde avec AP et Bloomberg. “Tiktok et Universal Music ont Trouvé un Accord.” Le Monde.fr, 2 mai 2024. (Retour au texte 7)
8. “Regulatory Information.” Deezer Investors. https://www.deezer-investors.com/reg/. (Retour au texte 8)
9. “Tout Savoir Sur La Rémunération Des Artistes.” Deezer. https://www.deezer.com/explore/fr/artist-remuneration/. (Retour au texte 9)
10. Uberti, Héloïse. “Spotify : Comment La Plateforme de Streaming Musical Rémunère-T-Elle Ses Artistes ?” Capital.fr, 8 février 2024. (Retour au texte 10)
11. IPSOS-Sopra Steria. “Baromètre des Usages de la Musique en France”. 8 octobre 2023. (Retour au texte 11)
12. Loignon, Stéphane. “Deezer et Universal Repensent Le Modèle de Rémunération Du Streaming Musical.” Les Echos, 6 septembre 2023. (Retour au texte 12)
13. Kate Pattison. “How Did Taylor Swift Get so Popular? She Never Goes out of Style.” The Conversation, 17 avril 2024. (Retour au texte 13)

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