Best of - Numéro dix
Retrouvez le numéro dix de
Third : Un monde nouveau
Retrouvez le numéro dix de
Third : Un monde nouveau
Alain Beltran (AB) : J’ai vaguement l’impression que nous entendons l’expression de Smart City un petit peu moins. Pas forcément parce que le concept est usé ou passager, mais depuis 2019, il y a eu beaucoup d’évènements (la pandémie de Covid, la crise des gilets jaunes, la guerre en Ukraine) qui nous ont conduits à parler d’autres problématiques comme l’énergie ou la crise sociale et, plus récemment, nous sommes en pleine crise politique et des finances publiques, ce qui a relégué la question de Smart City au second plan.
C’est évidemment dommage, parce que ce que l’on appelle la politique de la ville c’est une politique de long terme et quelque part cela doit être une politique consensuelle. Or, aujourd’hui, nous sommes accaparés par des considérations immédiates sur le plan politique (nous ne savons même pas dans quelle mesure le gouvernement actuel va pouvoir durer) qui empêchent toute projection sur le long terme. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que le consensus n’est en ce moment pas réel sur beaucoup de choses sauf peut-être sur les questions d’environnement et de réchauffement climatique qui font l’objet d’un consensus sur le diagnostic mais pas vraiment sur les mesures à adopter pour y faire face.
J’ai également l’impression qu’en ce qui concerne la ville, le discours que l’on entend le plus souvent porte plutôt sur des questions sécuritaires – qui sont certes importantes – de dégradation de certains quartiers ou de ghettoïsation, qui sont très loin de la notion de Smart City. Sans s’arrêter aux faits divers qui nous sont rapportés tous les jours, par exemple s’agissant d’une ville comme Marseille, deuxième ville de France, entre les immeubles qui s’effondrent et les trafics dans les quartiers nord, on ne voit pas très bien de politique de long terme qui puisse remettre au premier plan la question de la Smart City. Et nous pourrions faire le même constat en Ile de France.
Je ne dis pas que la Smart City va disparaitre, mais il me semble que ce concept est un peu en panne. Le développement des Smart Cities supposerait des investissements importants, de faire évoluer l’habitat et les habitudes ce qui n’est pas, je crois, la priorité du moment. La politique de la ville coûte cher, la Smart City plus encore (car elle implique des innovations technologiques extrêmement importantes et une évolution des modes de vie). Or, la priorité semble être de faire des économies – pas seulement à court terme – et non pas des investissements à long terme.
AB : Nous sommes encore tous sous l’émotion deux jeux olympiques tout en se demandant ce qu’il va en rester.
Pour faire une démarche assez classique en sciences humaines consistant à se décaler l’objet (et, en l’occurrence, à essayer de ne plus être français) la question devrait être de se demander ce que les étrangers vont retenir des jeux olympiques de Paris. Nous sommes bien évidemment persuadés d’avoir fait les plus beaux jeux olympiques du monde, mais cela ne nous dit pas pour autant ce que les gens vont en retenir. Par exemple, qu’avons vous nous retenu des jeux olympiques de Tokyo ? personnellement je n’en ai rien retenu. Ou de ceux de Pékin ? je me souviens d’une cérémonie grandiose, mais cela reste vague. La question à poser est donc de savoir ce que nous avons vendu de la France dans le spectacle offert à l’occasion de ces jeux olympiques de Paris.
Ce qui m’a frappé c’est que nous avons avant tout vendu Paris et plus particulièrement le Paris historique (la place de la concorde, le champ de mars, la tour Eiffel, le grand palais, les cyclistes remontant la rue Lepic…). Nous avons montré à quel point la ville de Paris est belle. Nous avons aussi vendu un message d’inclusion et d’universalisme. Mais ce n’est pas la modernité qui a été mise en avant.
L’exemple de la vasque que vous citez est un bon exemple. Tout le monde en a parlé, on a montré un spectacle magnifique avec cette innovation d’EDF consistant à l’allumer avec de l’électricité et un peu d’eau au lieu du gaz. Mais là aussi ce n’est pas l’innovation que l’on a souhaité promouvoir mais un spectacle historique. Il s’agit en effet d’une montgolfière qui s’élève sur le jardin des Tuileries là où les premières montgolfières ont volé autrefois. C’était certes joli mais là aussi la poésie l’a emporté sur la technologie.
En définitive, je n’ai pas l’impression que l’on ait vendu ou voulu vendre un Paris du 21e ou du 22e siècle. Nous avons montré que la France sait organiser, ce qui est technique a bien marché, mais ce n’est pas ce que les organisateurs ont souhaité mettre en lumière. Le discours n’était pas nécessairement technique, ni technologique. Je n’ai pas le sentiment que l’on ait essayé de vendre une ville capitale technologique. Pour revenir à l’exemple de la vasque, c’est très technologique, compliqué à faire, mais je pense que ce que nous en avons avant tout apprécié c’est sa beauté.
AB : Je crois que la France, mais pas que la France (notamment quand l’on regarde ce qui se passe en Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis voir même en Russie), fait face à un débat entre le fait de savoir s’il faut un monde de plus en plus ouvert ou au contraire faire une pause là-dedans et revenir à un monde plus fermé qui s’appuie sur certaines traditions. Cette ouverture du monde sans cesse inquiète un certain nombre de gens, avec une évolution de la technologie qui va toujours beaucoup plus vite que l’évolution des mentalités. Il faut une génération pour faire évoluer les mentalités là où les technologies peuvent évoluer du jour au lendemain.
Si on prend bien évidemment l’exemple de l’intelligence artificielle (IA), cela va très vite dans de nombreux domaines et nous voyons bien que nous avons du mal à suivre. Nous avons du mal à définir l’IA, nous ne voyons pas bien ses conséquences mais pendant ce temps-là cette technologie ne cesse d’avancer très rapidement. On va s’y habituer, mais la technologie ira encore et toujours plus vite. C’est ce qui je pense crée de l’inquiétude chez certaines personnes.
Après la chute du mur de Berlin et la chute de l’URSS, on pensait que l’on était désormais dans un monde ouvert, mais on constate aujourd’hui un certain repli. Au-delà des tensions internationales, il y a une tendance au protectionnisme, à mettre en place des frontières douanières importantes. On sent une sorte de crainte vis-à-vis de l’avenir et un élan d’enthousiasme un peu cassé.
Je ressens beaucoup de craintes sur les nouvelles technologies. Comme une impression que cela peut dépersonnaliser de manière extrêmement forte. Pas forcément que les gens soient hostiles à ces technologies, mais plutôt qu’ils aimeraient ralentir un peu et prendre le temps de comprendre les implications, saisir et dominer ces technologies. Or, il n’est pas question que la technologie s’arrête car elle est elle-même en concurrence et que c’est le premier qui arrive à la maitriser qui en général gagne. Je parlerai donc plus de craintes que de réticences. Nous commençons par voir les aspects négatifs sans voir encore les aspects positifs. On a l’impression que l’IA va remplacer l’intelligence humaine et le reflexe quand cela va trop vite c’est un petit peu de freiner.
Le débat sur la protection de la vie privée et des données s’inscrit également dans ces questionnements : est-ce que l’on continue dans l’ouverture avec les nouvelles technologies ou est-ce que l’on protège ce qui est nôtre ?
Nous sommes à une croisée des chemins. Je suis persuadé que l’enthousiasme va finir par l’emporter mais pour le moment nous sommes dans une phase d’attente. La crise du Covid n’a certainement pas aidé et a marqué les esprits avec des conséquences sur le long terme. Nous avons vécu quelque chose d’anormal, les civilisations modernes sont des civilisations du mouvement et là d’un coup on nous a dit qu’il ne fallait plus bouger du tout. Cela nous a certainement déstabilisés et nous avons du mal à retrouver une forme de stabilité. Je crois que l’impact a surtout été fort chez les jeunes, ce qui est très embêtant, car c’est la jeunesse qui fait tout naître.
Mais je ne pense pas que cette réticence va durer. Nous avons connu le même phénomène pour toutes les technologies, comme l’informatique ou même les chemins de fer. Les débats de fond sont certes pour le moment un peu frileux, cela risque de freiner un petit peu les choses pour un moment mais cela ne bloquera pas l’avancée des technologies qui reprendra son cours.