Third (T) : Quand on entend « éducation au numérique », on pense immédiatement aux effets néfastes que de mauvais usages numériques peuvent avoir chez les jeunes. Ces effets sont pris très au sérieux par les États, notamment en France avec le projet de loi pour la sécurisation d’Internet¹, et aux États-Unis avec l’interdiction prochaine de TikTok². Pensez-vous que ces réformes permettront une éducation plus saine au numérique, en réduisant les risques liés à son utilisation chez les plus jeunes ?

 
Dorie Bruyas (DB) : Certes, il faut de la régulation des contenus, et il faut lutter contre l’anonymat sur Internet, mais il est aussi important d’avoir un regard critique sur la situation. Les questions de protection de l’enfance et d’éducation peuvent être instrumentalisées pour servir les intérêts des États, notamment sur des questions de souveraineté, comme c’est le cas pour TikTok. Je pense qu’il faudrait plutôt voir le numérique comme une chance, un accès peu onéreux pour les jeunes à une quantité d’informations colossale. Le vrai problème, c’est qu’il nous est difficile de saisir les bons côtés du numérique et d’en extraire des opportunités. On ne voit que le côté négatif, qui est plus sensationnel.

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on ne pourra pas réduire les risques liés au numérique simplement en créant des obstacles techniques entre les jeunes et le contenu duquel on cherche à les éloigner. Cela rejoint d’ailleurs une réserve que j’émettrais à l’égard du projet de loi pour la sécurisation d’Internet. Ce texte vise en particulier à restreindre l’exposition à la pornographie sur Internet pour les mineurs. L’objectif est louable, mais les mineurs tombent rarement sur de la pornographie par hasard, et ils trouveront des moyens de contourner les obstacles techniques : un simple VPN peut faire l’affaire !³ L’obstacle technique ne fait que renforcer l’interdit autour de la pornographie, ce qui n’aidera pas les jeunes à se tourner vers un adulte pour en parler. On ne diminuera pas les risques liés au numérique en enfermant les jeunes dans une bulle sécurisée. La création d’une « majorité numérique » à 15 ans⁴ est un autre exemple de la volonté du législateur de créer une bulle sécurisée, alors même que les enfants ne sont pas égaux : à 15 ans, un jeune qui souffre de troubles du comportement ne peut pas avoir accès aux mêmes contenus que les autres.

Pour réellement réduire le risque de mésaventures d’un jeune sur Internet, c’est son éducation qu’il faut changer. Il faut qu’il ait eu une éducation à la sexualité suffisante pour comprendre que la pornographie n’est pas la réalité. On peut faire une analogie entre l’avènement du numérique et l’invention de l’imprimerie. L’imprimerie a permis l’accès à l’information pour un plus grand nombre de personnes. Personne ne peut nier le rôle qu’a eu l’imprimerie dans le développement de la civilisation européenne, et ce n’est pas parce qu’elle a aussi servi à diffuser Mein Kampf que l’on a décidé de restreindre l’accès aux livres pour les jeunes. Nous les avons responsabilisés : faisons de même avec le numérique !
 

T : Vous appelez à une réforme éducative d’ampleur. Comment cette réforme s’articulerait-elle concrètement ?

 
DB : Tout à fait, il faut complètement revoir notre manière d’éduquer les jeunes au numérique. Le constat, c’est que l’école ne remplit plus son rôle d’ascenseur social, d’autant plus en termes de numérique, car l’éducation sur le sujet se transmet surtout à la maison. L’éducation au numérique est donc disparate chez les jeunes, en fonction du niveau d’aisance de leurs parents avec l’outil informatique.⁵

C’est si vrai que lorsqu’on demande aux enseignants les raisons pour lesquelles il est important de faire de l’éducation au numérique, ils répondent le plus souvent « pour avoir un bon métier », « pour réussir dans la vie », ou « pour être citoyen », et beaucoup plus rarement « pour s’épanouir ». Cela signifie que les enseignants pensent en majorité que le numérique ne permet pas l’épanouissement : selon eux, celui-ci ne pourrait donc se trouver qu’en-dehors du numérique.⁶

La première chose à faire, dans le cadre d’une réforme de l’éducation qui inclurait l’éducation au numérique, serait de changer l’état d’esprit des formateurs. Il faut renforcer leurs compétences informatiques, car ils sont au contact de la jeunesse, sur le terrain. Le programme EDU2030, par exemple, s’inscrit dans cette philosophie. Il existe d’autres initiatives privées, comme Tumo, qui propose des cours le samedi, ou après l’école.⁷

Ensuite, il faudrait une nouvelle politique éducative globale. Ce n’est pas un petit chantier, et cela demande beaucoup de courage politique. En effet, de nombreux collectifs de parents d’élèves pourraient confondre l’éducation « au numérique » (celle qu’il faut mettre en place) et l’éducation « par le numérique » (remplacer les manuels par des tablettes, par exemple). L’éducation au numérique, c’est apprendre comment l’informatique fonctionne, savoir régler des problèmes techniques, faire un petit algorithme, en somme, c’est une inversion de la pédagogie. Cela ne requiert absolument pas de passer au tout-numérique en termes de matériel scolaire. On peut très bien s’éduquer au numérique avec un papier et un stylo.
 

T : Quel rôle pourrait jouer l’intelligence artificielle (IA) dans cette nouvelle politique éducative ?

 
DB : Aujourd’hui, tout le monde ne parle que d’IA, alors que les modèles de machine learning qui font fonctionner ChatGPT existent depuis des années.⁸ Il y a un côté science-fiction. Je me demande s’il fallait l’arrivée de ChatGPT pour que les décideurs comprennent que le monde est en train de changer, et qu’il va falloir accompagner les gens rapidement. Plus le temps va passer, plus les innovations seront importantes. Si on ne fait rien, les inégalités d’accès au numérique iront crescendo, et on se retrouvera à devoir organiser des bootcamps d’été pour les enfants issus de milieux populaires.

Cela dit, l’IA a bien entendu un rôle à jouer. Premièrement, si la population maîtrise son utilisation, elle peut permettre une dématérialisation accrue des démarches administratives. C’est d’ailleurs le cas en Estonie : le pays n’avait pas suffisamment d’argent pour fournir un service administratif de qualité avec du personnel. Il s’est donc appuyé sur le numérique pour permettre à sa population d’effectuer des démarches sans avoir besoin de beaucoup de personnel.⁹ On peut donc imaginer une version encore plus numérisée et facile d’accès des services administratifs grâce à l’aide de l’IA.

De plus, l’IA peut jouer un rôle éducatif pour former plus rapidement les 16 millions de Français en difficulté avec le numérique.¹⁰ En effet, il serait compliqué d’éduquer autant de monde en moins de 10 ans avec des agents de terrain. Les missions de l’IA et des agents de terrain sont en fait complémentaires : l’IA apporte un premier soutien personnalisé, tandis que l’agent de terrain vient en aide à la personne qui nécessite plus d’assistance. Les jeunes pourraient bénéficier de ce double service, tout comme les personnes âgées. La formation au numérique des anciens fera d’ailleurs l’objet d’un soin tout particulier, car ceux-ci sont désavantagés dans leur apprentissage par leur autonomie (parfois limitée) ou leur isolement géographique. Au sein de la MedNum, une coopérative que je co-préside¹¹, on essaie d’avoir des conseillers numériques sur les territoires pour éviter autant que possible les « déserts numériques ». Dans la société actuelle comme dans celle à venir, l’enjeu principal sera l’intégration numérique de la population.